Ah, les mômes. On en chie pour en avoir, on en chie pour les élever, on en chie pour les habiller, les nourrir, les occuper, les satisfaire, les préparer pour la vie, pour les jeter dans ce bourbier avec le maximum de compétences utiles pour y survivre en Rambo-costume-cravate du XXIe siècle. Alors forcément, quand on se tue à la tâche pour rien et qu'on se les fait enlever bêtement, il y a de quoi voir son monde s'écrouler. Ah oui, parce qu'on les aime, du coup. Soudainement, plus rien n'a de sens et la vie est une pute édentée qui prend 20 balles sur l'A11. Heureusement qu'il y a des bon polars pour nous apprendre comment en voler des tout neufs.
Je tarde un peu par rapport à la sortie du roman, mais je dois avouer avec honte que la couverture m'a fait catégoriser Derrière les panneaux il y a des hommes en littérature générale confidentielle. Le réflexe débile contre lequel je dis me battre, quelle honte. Mais si l'erreur est humaine, la réparer est capitale, en particulier dans ce cas-là. Parce que bon sang, c’est excellent. On y suit plusieurs personnages parmi lesquels Pierre, ancien flic à ce qu’on comprend et qui a tout largué pour vivre dans sa voiture au fil des autoroutes après que sa fille a été enlevée sur l’une des aires de repos du réseau. Il vit comme un véritable hobo pour tenter de retrouver le salopard, tente le suicide, parfois, devient fou, tout le temps. Les relations sociales, il ne connait plus vraiment. C’est pour ça qu’il n’a plus l’habitude quand il croise des gens par erreur. À des kilomètres de là, il y a sa femme Ingrid, qui passe sa vie à se masturber jusqu’au sang. Si Pierre n’est pas loin de perdre la boule, elle l’a perdue depuis bien longtemps. Et puis on rencontre Pascal, un cuisinier sourd de restau d’autoroute que personne ne remarque et qui passe son temps à caresser le tatouage de fermeture éclair qu’il a sur une cicatrice, juste à l’arrière du crâne. Un accident de la route, pas de quoi changer un homme. Si ce n’est une habitude de la migraine. Et des enlèvements d’enfants. Oui, parce que Pascal a enlevé Marie, il y a peu. Il y a bien des flics et puis Pierre sur ses traces, et alors ? C’est si facile de voler une petite vie sur l’autoroute.
Ah, le malaise. Oui, le malaise. Vous devriez d’ores et déjà le ressentir à la lecture de ce rapide petit résumé, et qui pourrait vous en tenir rigueur ? Le truc, c’est que l’histoire a beau déranger, ce n’est que le début. Ca commence comme ça, on déprime en imaginant les alertes enlèvements qui passent à la télé quand on est à table avec les gamins et qu’on ne dit rien, soit parce qu’on veut les préserver de la violence de l’explication, soit parce qu’on essaie de ne pas y croire, de compatir par la pensée. Ça continue avec l’envie de vomir à la simple idée de la vie d’Ingrid. Bon sang, difficile de ne pas être insensible au potentiel d’autodestruction d’une mère ayant perdu son enfant et passant le temps en se masturbant en permanence devant la télévision dont le son est coupé. De temps en temps, s’alimenter, puis recommencer, le rituel de la branlette comme mécanique grippée, un robot qui radote et qui ne s’en rend même pas compte. S’il y a bien un truc qui a l’habitude de me déranger, c’est quand la sexualité perd toute forme d’érotisme et devient le symbole du malheur, et difficile de faire mieux qu’Incardona sur ce coup-là. Et puis bon, il y a Pascal. Vous savez, il y a pléthore de personnages ambivalents dans le polar, on ne sait jamais s’ils sont bons ou méchants, ou on sait qu’ils sont méchants mais il faut les comprendre, ils font ça pour une bonne raison, leur raison, mais une raison quand même. Pascal n’est rien de tout ça, il est dérangeant par manque de réelle motivation à ses actes. Il est seul, on ne le voit pas, il cuisine de la merde pour une foule ininterrompue de gens, il rentre le soir dans son camion et hop, il enlève une fillette. Et on le suit de l’intérieur. On ne le plaint jamais, on n’a jamais de raison de le comprendre. Mais on le suit de l’intérieur. Et ça fait mal.
Sauf que je le disais, ce n’était qu’un début. Le vrai sujet du roman, ce n’est pas tant l’enlèvement d’enfants à mon sens. C’est l’écriture. Le style. L’expérimentation. L’envolée. Le choix, la disposition des mots comme un puzzle dont on choisit méticuleusement la mauvaise place avant de les forcer avec un marteau. Joseph Incardona est hallucinant de maîtrise et parvient à être plus sec et tranchant que n’importe qui dans le roman noir actuel. Dire qu’il se lit comme de la poésie est un euphémisme, on se laisse bercer par les sonorités coulantes ou crissantes à longueur de lignes, parfois sans trop comprendre ce qui se passe, mais revenir en arrière pour relire est l’erreur ultime à ne pas commettre si l’on veut savourer et éviter de décrocher. De toute façon, il arrivera forcément un moment où les wagons se raccrocheront pour nous percuter sur le bord de la voie. De plein fouet, sans qu’on s’y attende. Une seconde, indivisibles et l’autre, éparpillés.
Derrière les panneaux il y a des hommes est le cauchemar de tout prescripteur cherchant un public à lui offrir. Le style rebutera les aficionadas (-dos ?) de Marc Lévy, le caractère glauque à l’extrême causera des crises cardiaques aux lecteurs de romans de terroir, et merde, c’est bien mieux comme ça. C’est une malédiction ambiguë, celle de ne pas pouvoir faire connaître au plus grand monde un bouquin bouleversant, tout en admettant les bienfaits de fédérer une petite communauté d’amateurs reconnaissants autour de ce livre. Dur choix. J’ai choisi de lui donner une chance auprès d’un public intelligent. Parce que tout le monde mérite de déterrer l’extraordinaire dans la littérature. Ne me décevez pas, putain.
Derrière les panneaux il y a des hommes, Joseph Incardona. Finitude, avril 2015. 288 p, 22 €
Sur le site de l’éditeur
Je tarde un peu par rapport à la sortie du roman, mais je dois avouer avec honte que la couverture m'a fait catégoriser Derrière les panneaux il y a des hommes en littérature générale confidentielle. Le réflexe débile contre lequel je dis me battre, quelle honte. Mais si l'erreur est humaine, la réparer est capitale, en particulier dans ce cas-là. Parce que bon sang, c’est excellent. On y suit plusieurs personnages parmi lesquels Pierre, ancien flic à ce qu’on comprend et qui a tout largué pour vivre dans sa voiture au fil des autoroutes après que sa fille a été enlevée sur l’une des aires de repos du réseau. Il vit comme un véritable hobo pour tenter de retrouver le salopard, tente le suicide, parfois, devient fou, tout le temps. Les relations sociales, il ne connait plus vraiment. C’est pour ça qu’il n’a plus l’habitude quand il croise des gens par erreur. À des kilomètres de là, il y a sa femme Ingrid, qui passe sa vie à se masturber jusqu’au sang. Si Pierre n’est pas loin de perdre la boule, elle l’a perdue depuis bien longtemps. Et puis on rencontre Pascal, un cuisinier sourd de restau d’autoroute que personne ne remarque et qui passe son temps à caresser le tatouage de fermeture éclair qu’il a sur une cicatrice, juste à l’arrière du crâne. Un accident de la route, pas de quoi changer un homme. Si ce n’est une habitude de la migraine. Et des enlèvements d’enfants. Oui, parce que Pascal a enlevé Marie, il y a peu. Il y a bien des flics et puis Pierre sur ses traces, et alors ? C’est si facile de voler une petite vie sur l’autoroute.
Ah, le malaise. Oui, le malaise. Vous devriez d’ores et déjà le ressentir à la lecture de ce rapide petit résumé, et qui pourrait vous en tenir rigueur ? Le truc, c’est que l’histoire a beau déranger, ce n’est que le début. Ca commence comme ça, on déprime en imaginant les alertes enlèvements qui passent à la télé quand on est à table avec les gamins et qu’on ne dit rien, soit parce qu’on veut les préserver de la violence de l’explication, soit parce qu’on essaie de ne pas y croire, de compatir par la pensée. Ça continue avec l’envie de vomir à la simple idée de la vie d’Ingrid. Bon sang, difficile de ne pas être insensible au potentiel d’autodestruction d’une mère ayant perdu son enfant et passant le temps en se masturbant en permanence devant la télévision dont le son est coupé. De temps en temps, s’alimenter, puis recommencer, le rituel de la branlette comme mécanique grippée, un robot qui radote et qui ne s’en rend même pas compte. S’il y a bien un truc qui a l’habitude de me déranger, c’est quand la sexualité perd toute forme d’érotisme et devient le symbole du malheur, et difficile de faire mieux qu’Incardona sur ce coup-là. Et puis bon, il y a Pascal. Vous savez, il y a pléthore de personnages ambivalents dans le polar, on ne sait jamais s’ils sont bons ou méchants, ou on sait qu’ils sont méchants mais il faut les comprendre, ils font ça pour une bonne raison, leur raison, mais une raison quand même. Pascal n’est rien de tout ça, il est dérangeant par manque de réelle motivation à ses actes. Il est seul, on ne le voit pas, il cuisine de la merde pour une foule ininterrompue de gens, il rentre le soir dans son camion et hop, il enlève une fillette. Et on le suit de l’intérieur. On ne le plaint jamais, on n’a jamais de raison de le comprendre. Mais on le suit de l’intérieur. Et ça fait mal.
Sauf que je le disais, ce n’était qu’un début. Le vrai sujet du roman, ce n’est pas tant l’enlèvement d’enfants à mon sens. C’est l’écriture. Le style. L’expérimentation. L’envolée. Le choix, la disposition des mots comme un puzzle dont on choisit méticuleusement la mauvaise place avant de les forcer avec un marteau. Joseph Incardona est hallucinant de maîtrise et parvient à être plus sec et tranchant que n’importe qui dans le roman noir actuel. Dire qu’il se lit comme de la poésie est un euphémisme, on se laisse bercer par les sonorités coulantes ou crissantes à longueur de lignes, parfois sans trop comprendre ce qui se passe, mais revenir en arrière pour relire est l’erreur ultime à ne pas commettre si l’on veut savourer et éviter de décrocher. De toute façon, il arrivera forcément un moment où les wagons se raccrocheront pour nous percuter sur le bord de la voie. De plein fouet, sans qu’on s’y attende. Une seconde, indivisibles et l’autre, éparpillés.
Derrière les panneaux il y a des hommes est le cauchemar de tout prescripteur cherchant un public à lui offrir. Le style rebutera les aficionadas (-dos ?) de Marc Lévy, le caractère glauque à l’extrême causera des crises cardiaques aux lecteurs de romans de terroir, et merde, c’est bien mieux comme ça. C’est une malédiction ambiguë, celle de ne pas pouvoir faire connaître au plus grand monde un bouquin bouleversant, tout en admettant les bienfaits de fédérer une petite communauté d’amateurs reconnaissants autour de ce livre. Dur choix. J’ai choisi de lui donner une chance auprès d’un public intelligent. Parce que tout le monde mérite de déterrer l’extraordinaire dans la littérature. Ne me décevez pas, putain.
Derrière les panneaux il y a des hommes, Joseph Incardona. Finitude, avril 2015. 288 p, 22 €
Sur le site de l’éditeur