Il y a peu de choses pires que la frustration. Prenez un livre ou une BD que vous adorez, par exemple. Ce livre n’est pas loin d’être tout pour vous, vous l’avez adulé pendant des années et des années, depuis qu’il a changé votre vision de la lecture à jamais, à un moment ou vous en aviez besoin. Pendant toutes ces années, les pauvres fous qui ignoraient son existence vous demandaient ce que vous aviez fait récemment, ou comment vous alliez, si vos valises étaient prêtes pour ces vacances, que sais-je, et votre unique but, quitte à en devenir extrêmement pénible, était de caser dans la réponse que vous prévoyiez de relire le meilleur livre du monde. Ce livre, il est aussi présent en vous que votre réseau sanguin. Puis un réalisateur a l’idée géniale d’adapter ce livre. De le massacrer, plutôt, en un bouzin sans nom qui semble prier qu’on l’achève. Instantanément, tout le monde porte aux nues ce massacre qui devient culte. On vous félicite pour avoir été un fan de la première heure. Et vous n’avez qu’une envie, c’est de les frapper. Tous autant qu’ils sont. La frustration est un fardeau pénible dans les relations humaines.
Pourquoi je vous parle de ça ? Pour une raison très simple. Frapper des gens, c’est la seule conclusion à laquelle je suis arrivé à la lecture du Contorsionniste.
Je reprends. Le Contorsionniste est l’histoire de John Vincent. Mais John Vincent ne s’appelle pas toujours John Vincent. Il peut aussi être Daniel Fletcher ou Christopher Thorne, c’est selon. Car John est un faussaire, l’un des plus grands. Un véritable génie, même, que ce soit dans son art ou dans sa faculté à calculer tout ce que son interlocuteur attendra de lui. Pour échapper à la mafia, la police ou sa propre vie, le plus souvent, John s’invente minutieusement les plus complètes des identités, bien au-delà de simples faux-papiers, aussi fabuleux soient-ils. Casiers judiciaires, antécédents médicaux, actes de naissance, permis, tout y passe. Le problème, c’est qu’il y perd progressivement la tête, changeant d’identité de plus en plus souvent. Et il y a aussi le fait que John, ou Daniel, ou Christopher est aussi accro aux drogues dures pour calmer ses migraines. Au point de souvent se réveiller à l’hôpital, victime d’overdose. Mais qui est-il, au final ?
Et disons-le tout de suite, Le Contorsionniste est un texte exceptionnel. Un roman hallucinant de maîtrise dans le style, la narration, dans la construction et dans la psychologie de ce personnage qui perd pied dans sa propre paranoïa. On est bluffé par l’intelligence du personnage, on jubile en l’écoutant nous expliquer comment berner un psy et on est fasciné par les étapes de construction d’une identité à partir de rien. Encore une fois, ce qui prend des airs de « manuel pour apprendre à devenir personne » est ce qui rend le tout haletant, mais ne serait rien sans l’atrocité de ce qu’on lit entre les lignes, à savoir la déchéance profonde d’un homme qui refuse de l’admettre. Qui ne le voit tout simplement pas, en fait. On l’admire et on le pleure. Un authentique personnage romanesque.
Oui, mais.
Le truc, quand tu possèdes un texte aussi exceptionnel que ça, c’est que tu dois quand même te rendre compte à quel point il l’est, non ? En tant qu’éditeur, quel intérêt as-tu à publier un texte auquel tu ne trouves aucune qualité, si ce n’est du Musso ou du Anna Todd qui te renfloueront un peu ta trésorerie ? Alors pour quelle putain de raison un éditeur conscient du potentiel de son texte le publierait par-dessus la jambe pour le massacrer allègrement ?
Ce texte est véritablement magnifique, mais je parle du texte. Pas du livre. Le Contorsionniste que vous trouverez dans vos librairies est bourré de fautes impardonnables, dont certaines ne peuvent même plus passer pour de simples coquilles. Quand les verbes de tout un paragraphe sont au participe passé au lieu de l’infinitif, c’est une grossière erreur de correction et on pardonne vaguement même si ça fout les boules. Mais quand on lit dans le texte « un comité de dre irection », ça devient du foutage de gueule. Même en relecture rapide, il est impossible de passer à côté de toutes ces joyeuseries, tellement nos rétines saignent. Et c’est justement le problème : comment se plonger complètement dans un roman quand nos nerfs hurlent à chaque connerie ?
Réponse : on ne peut pas.
J’ai lu Le Contorsionniste en évaluant le potentiel du texte et en tentant de m’imaginer ce que devait être la version originale, et j’adore ce texte. Sauf que je ne l’ai pas lu en étant plongé dedans corps et âme, une barrière psychologique aussi sale et moche qu’une fracture pénienne m’en empêchait. Et je le déplore. Alors voici mon conseil. Si vous lisez l’anglais couramment, si vous êtes capables, bien plus que moi, d’apprécier non seulement l’histoire mais la beauté d’un texte dans la langue de Rihanna, allez-y tout de suite et sans vous poser la question. Sinon, tâchez de faire au mieux et de découvrir à tout prix ce roman quand il sortira en poche, ou dès maintenant si votre médiathèque aura été assez folle pour l’acheter. Quand à moi, je retourne prendre une bière pour y noyer ma rage. Il paraît qu’avec le temps, la frustration s’évente au même rythme que la mauvaise Kronembourg. J’ai hâte.
Le Contorsionniste, Craig Clevenger. Le Nouvel Attila, septembre 2016. 320 p, 20 €.
Sur le site de l’éditeur
Pourquoi je vous parle de ça ? Pour une raison très simple. Frapper des gens, c’est la seule conclusion à laquelle je suis arrivé à la lecture du Contorsionniste.
Je reprends. Le Contorsionniste est l’histoire de John Vincent. Mais John Vincent ne s’appelle pas toujours John Vincent. Il peut aussi être Daniel Fletcher ou Christopher Thorne, c’est selon. Car John est un faussaire, l’un des plus grands. Un véritable génie, même, que ce soit dans son art ou dans sa faculté à calculer tout ce que son interlocuteur attendra de lui. Pour échapper à la mafia, la police ou sa propre vie, le plus souvent, John s’invente minutieusement les plus complètes des identités, bien au-delà de simples faux-papiers, aussi fabuleux soient-ils. Casiers judiciaires, antécédents médicaux, actes de naissance, permis, tout y passe. Le problème, c’est qu’il y perd progressivement la tête, changeant d’identité de plus en plus souvent. Et il y a aussi le fait que John, ou Daniel, ou Christopher est aussi accro aux drogues dures pour calmer ses migraines. Au point de souvent se réveiller à l’hôpital, victime d’overdose. Mais qui est-il, au final ?
Et disons-le tout de suite, Le Contorsionniste est un texte exceptionnel. Un roman hallucinant de maîtrise dans le style, la narration, dans la construction et dans la psychologie de ce personnage qui perd pied dans sa propre paranoïa. On est bluffé par l’intelligence du personnage, on jubile en l’écoutant nous expliquer comment berner un psy et on est fasciné par les étapes de construction d’une identité à partir de rien. Encore une fois, ce qui prend des airs de « manuel pour apprendre à devenir personne » est ce qui rend le tout haletant, mais ne serait rien sans l’atrocité de ce qu’on lit entre les lignes, à savoir la déchéance profonde d’un homme qui refuse de l’admettre. Qui ne le voit tout simplement pas, en fait. On l’admire et on le pleure. Un authentique personnage romanesque.
Oui, mais.
Le truc, quand tu possèdes un texte aussi exceptionnel que ça, c’est que tu dois quand même te rendre compte à quel point il l’est, non ? En tant qu’éditeur, quel intérêt as-tu à publier un texte auquel tu ne trouves aucune qualité, si ce n’est du Musso ou du Anna Todd qui te renfloueront un peu ta trésorerie ? Alors pour quelle putain de raison un éditeur conscient du potentiel de son texte le publierait par-dessus la jambe pour le massacrer allègrement ?
Ce texte est véritablement magnifique, mais je parle du texte. Pas du livre. Le Contorsionniste que vous trouverez dans vos librairies est bourré de fautes impardonnables, dont certaines ne peuvent même plus passer pour de simples coquilles. Quand les verbes de tout un paragraphe sont au participe passé au lieu de l’infinitif, c’est une grossière erreur de correction et on pardonne vaguement même si ça fout les boules. Mais quand on lit dans le texte « un comité de dre irection », ça devient du foutage de gueule. Même en relecture rapide, il est impossible de passer à côté de toutes ces joyeuseries, tellement nos rétines saignent. Et c’est justement le problème : comment se plonger complètement dans un roman quand nos nerfs hurlent à chaque connerie ?
Réponse : on ne peut pas.
J’ai lu Le Contorsionniste en évaluant le potentiel du texte et en tentant de m’imaginer ce que devait être la version originale, et j’adore ce texte. Sauf que je ne l’ai pas lu en étant plongé dedans corps et âme, une barrière psychologique aussi sale et moche qu’une fracture pénienne m’en empêchait. Et je le déplore. Alors voici mon conseil. Si vous lisez l’anglais couramment, si vous êtes capables, bien plus que moi, d’apprécier non seulement l’histoire mais la beauté d’un texte dans la langue de Rihanna, allez-y tout de suite et sans vous poser la question. Sinon, tâchez de faire au mieux et de découvrir à tout prix ce roman quand il sortira en poche, ou dès maintenant si votre médiathèque aura été assez folle pour l’acheter. Quand à moi, je retourne prendre une bière pour y noyer ma rage. Il paraît qu’avec le temps, la frustration s’évente au même rythme que la mauvaise Kronembourg. J’ai hâte.
Le Contorsionniste, Craig Clevenger. Le Nouvel Attila, septembre 2016. 320 p, 20 €.
Sur le site de l’éditeur