Je l’avoue, je ne voulais pas lire Perfidia. Parce que pour des tas d’évidentes et excellentes raisons, je suis fan d’Ellroy, ou l’étais jusqu’à Extorsion qui, à mon humble avis, portait fichtrement bien son nom. Avec ce foutage de tronche de 120 pages qui ne servait à rien d’autre que faire un teaser de Perfidia, je m’étais senti spolié et franchement dépité. Alors, comme tout amant déçu, j’ai décidé de faire la gueule à mon ancien amour littéraire sous prétexte que j’avais déjà assez à lire comme ça pour commencer un pavé de 800 pages qui me ferait rater d’autres lectures. Quand soudain, sortirent en même temps tous les best-sellers, toutes les têtes d’affiches que les éditeurs gardaient sous le coude pour inonder le lectorat désireux d’emporter un bouquin fadasse pour lire à la plage. Consternation. Une fois de plus. L’amant déçu n’avait plus qu’une solution, se blottir dans des bras qu’il connaissait.
Si vous avez été émus par cette touche de poésie bienvenue, sachez que ce sera bien la dernière ici. Perfidia est à l’image d’Ellroy lui-même : génial, sombre, cynique et fou. Bienvenue à Los Angeles la noire, en ce doux mois de décembre 1941. La police enquête sur un banal braquage qui pourrait être lié à une série de viols. Routine. Mais les choses se compliquent à la découverte de la mort collective d’une famille japonaise, tous les quatre allongés dans le salon après s’être fait seppuku. Des fibres métalliques de silencieux trouvées là-bas ressemblent à s’y méprendre à celles trouvés sur le site du braquage. Pas de quoi s’affoler, à part la note laissée par les défunts s’excusant pour l’apocalypse à venir.
Et tout à coup, Pearl Harbour. Les japonais bombardent le fleuron de la Navy, provoquent les États-Unis qui, il faut le dire, n’avaient pas de grandes raisons de se mêler de la Guerre Mondiale pour le moment et surtout, créent la panique, le traumatisme et le besoin de vengeance d’un peuple patriote à outrance qui ne peut pas rester les bras croisés. Sur la côte ouest, la plus exposée aux futures attaques de japonais, la tension est énorme, et d’autant plus grande à Los Angeles que celle-ci abrite « Little Tokyo », la plus grande « ville japonaise » en dehors du Japon. La suite est facile à deviner. L’Amérique Puritaine et Raciste a une nouvelle tête de turc, et pas n’importe laquelle. Dans l’imaginaire collectif, les japs deviennent une race pire que les nègres et les youpins, et de violentes exactions sont menées simultanément contre les immigrés japonais. Tout le monde s’en prend plein la tronche, comme toujours chez Ellroy, et les flics évidemment véreux sont les premiers à cogner. L’Amérique milieu de siècle dans toute sa splendeur.
Au milieu de tout ce foutoir, on retrouve une trentaine de têtes connues, croisées pour la plupart dans les premiers tomes du Quatuor ou dans Underworld USA. Tous sont plus jeunes, pas encore ou pas totalement les hommes et femmes qu’ils sont dans les romans d’Ellroy. Comme pour toute préquelle, tout ceci donne un sentiment très particulier lorsqu’on a lu le Quatuor ou Underworld USA, celui d’une sorte de fatalité. On sait déjà ce qui arrivera à tous ces personnages plus tard, et ça a une importance différente pour chaque personnage. Pour certains, comme Scotty Bennett, on lit Perfidia avec une certaine curiosité : comment ce jeune homme adorable qui défend un japonais molesté va-t-il devenir l’ordure raciste qu’il sera plus tard ? Pour d’autres, c’est plus l’envie de les prévenir de ce qui va leur tomber dessus qui nous pique. Par moments, je craignais que la citation fugace de personnages connus tienne plus du fan service putassier qu’autre chose alors que, finalement, pas du tout. C’est juste Ellroy, un type qui monte un univers crédible à outrance dû à la surabondance de personnages et de lien entre eux. Comme dans la vraie vie, en fait. Ça a le don de m’agacer horriblement, quand certains polars à enquête qui se situent dans une ville aussi grosse que New York ou Los Angeles font intervenir des personnages qui ne côtoient que trois personnes dans toute leur vie, c’est socialement impossible. Alors oui, quand on suit Dudley Smith qui envoie des lettres à sa fille Betty Short qui n’est que rapidement citée, on peut se demander quel intérêt, autre que la publicité reposant sur un personnage bankable, se trouve dans la démarche. Eh bien c’est Dudley, c’est tout. Sa fille fait partie de sa vie, il y pense certains jours, et c’est comme ça.
Le véritable tour de force qui m’a impressionné pendant toute la lecture, c’est surtout ça. Chaque roman d’Ellroy est un roman-fleuve au millier d’interactions et imbrications entre les histoires personnelles des protagonistes, et ces romans s’insèrent parfois dans une trilogie ou un quatuor, encore plus dense. Et malgré ça, Ellroy arrive encore à étoffer l’histoire et le passé de ses antihéros en tenant compte de la somme d’informations démentielle qui figurent dans ses précédents romans. Et, en plus, parce que c’est Ellroy, toutes ces histoires personnelles coïncident avec des faits historiques réels avérés. C’est un boulot dingue qui finit par accoucher d’un roman dingue, à l’image de son auteur dingue. Foutredieu.
Et puis comme d’habitude, le style est inimitable. David Peace a beau le talonner, il n’y a que James Ellroy à sécher autant son écriture tout en lui donnant la fluidité nécessaire pour ne pas avoir à relire les paragraphes plusieurs fois pour les comprendre. Le changement de point de vue, de personnage, à chaque chapitre nécessite bien sûr un petit moment d’adaptation, le temps qu’on raccroche les wagons à chaque fois (« Bordel, mais à qui appartient ce surnom pourri ?... Ah, oui, je me souviens…) mais ceci fait, on est de suite happé dans son maelström de noir, aussi complexe et ramifié que puisse être son univers, et la comédie humaine n’a plus qu’à se jouer devant nous, impuissants face à tant de perversité dont l’homme était capable dans les années 40-50.
Pardonne-moi, James Ellroy, d’avoir temporairement perdu ma confiance en toi. Mais si Extorsion n’était qu’un moyen de nous jeter un os à ronger au lieu de notre frein, ce n’était pas vraiment utile. Perfidia mérite l’attente. Il se déguste comme un vieux Whiskey, un triple Whiskey pour un roman aussi dense et pêchu. Que tout le monde y trempe les lèvres, puis boive d’un trait, et prenne sa voix la plus rauque et s’écrie « God bless America, hail to the Dog ! ».
Perfidia, James Ellroy. Rivages, mai 2015. 850 p. 24 €
Sur le site de l’éditeur
Si vous avez été émus par cette touche de poésie bienvenue, sachez que ce sera bien la dernière ici. Perfidia est à l’image d’Ellroy lui-même : génial, sombre, cynique et fou. Bienvenue à Los Angeles la noire, en ce doux mois de décembre 1941. La police enquête sur un banal braquage qui pourrait être lié à une série de viols. Routine. Mais les choses se compliquent à la découverte de la mort collective d’une famille japonaise, tous les quatre allongés dans le salon après s’être fait seppuku. Des fibres métalliques de silencieux trouvées là-bas ressemblent à s’y méprendre à celles trouvés sur le site du braquage. Pas de quoi s’affoler, à part la note laissée par les défunts s’excusant pour l’apocalypse à venir.
Et tout à coup, Pearl Harbour. Les japonais bombardent le fleuron de la Navy, provoquent les États-Unis qui, il faut le dire, n’avaient pas de grandes raisons de se mêler de la Guerre Mondiale pour le moment et surtout, créent la panique, le traumatisme et le besoin de vengeance d’un peuple patriote à outrance qui ne peut pas rester les bras croisés. Sur la côte ouest, la plus exposée aux futures attaques de japonais, la tension est énorme, et d’autant plus grande à Los Angeles que celle-ci abrite « Little Tokyo », la plus grande « ville japonaise » en dehors du Japon. La suite est facile à deviner. L’Amérique Puritaine et Raciste a une nouvelle tête de turc, et pas n’importe laquelle. Dans l’imaginaire collectif, les japs deviennent une race pire que les nègres et les youpins, et de violentes exactions sont menées simultanément contre les immigrés japonais. Tout le monde s’en prend plein la tronche, comme toujours chez Ellroy, et les flics évidemment véreux sont les premiers à cogner. L’Amérique milieu de siècle dans toute sa splendeur.
Au milieu de tout ce foutoir, on retrouve une trentaine de têtes connues, croisées pour la plupart dans les premiers tomes du Quatuor ou dans Underworld USA. Tous sont plus jeunes, pas encore ou pas totalement les hommes et femmes qu’ils sont dans les romans d’Ellroy. Comme pour toute préquelle, tout ceci donne un sentiment très particulier lorsqu’on a lu le Quatuor ou Underworld USA, celui d’une sorte de fatalité. On sait déjà ce qui arrivera à tous ces personnages plus tard, et ça a une importance différente pour chaque personnage. Pour certains, comme Scotty Bennett, on lit Perfidia avec une certaine curiosité : comment ce jeune homme adorable qui défend un japonais molesté va-t-il devenir l’ordure raciste qu’il sera plus tard ? Pour d’autres, c’est plus l’envie de les prévenir de ce qui va leur tomber dessus qui nous pique. Par moments, je craignais que la citation fugace de personnages connus tienne plus du fan service putassier qu’autre chose alors que, finalement, pas du tout. C’est juste Ellroy, un type qui monte un univers crédible à outrance dû à la surabondance de personnages et de lien entre eux. Comme dans la vraie vie, en fait. Ça a le don de m’agacer horriblement, quand certains polars à enquête qui se situent dans une ville aussi grosse que New York ou Los Angeles font intervenir des personnages qui ne côtoient que trois personnes dans toute leur vie, c’est socialement impossible. Alors oui, quand on suit Dudley Smith qui envoie des lettres à sa fille Betty Short qui n’est que rapidement citée, on peut se demander quel intérêt, autre que la publicité reposant sur un personnage bankable, se trouve dans la démarche. Eh bien c’est Dudley, c’est tout. Sa fille fait partie de sa vie, il y pense certains jours, et c’est comme ça.
Le véritable tour de force qui m’a impressionné pendant toute la lecture, c’est surtout ça. Chaque roman d’Ellroy est un roman-fleuve au millier d’interactions et imbrications entre les histoires personnelles des protagonistes, et ces romans s’insèrent parfois dans une trilogie ou un quatuor, encore plus dense. Et malgré ça, Ellroy arrive encore à étoffer l’histoire et le passé de ses antihéros en tenant compte de la somme d’informations démentielle qui figurent dans ses précédents romans. Et, en plus, parce que c’est Ellroy, toutes ces histoires personnelles coïncident avec des faits historiques réels avérés. C’est un boulot dingue qui finit par accoucher d’un roman dingue, à l’image de son auteur dingue. Foutredieu.
Et puis comme d’habitude, le style est inimitable. David Peace a beau le talonner, il n’y a que James Ellroy à sécher autant son écriture tout en lui donnant la fluidité nécessaire pour ne pas avoir à relire les paragraphes plusieurs fois pour les comprendre. Le changement de point de vue, de personnage, à chaque chapitre nécessite bien sûr un petit moment d’adaptation, le temps qu’on raccroche les wagons à chaque fois (« Bordel, mais à qui appartient ce surnom pourri ?... Ah, oui, je me souviens…) mais ceci fait, on est de suite happé dans son maelström de noir, aussi complexe et ramifié que puisse être son univers, et la comédie humaine n’a plus qu’à se jouer devant nous, impuissants face à tant de perversité dont l’homme était capable dans les années 40-50.
Pardonne-moi, James Ellroy, d’avoir temporairement perdu ma confiance en toi. Mais si Extorsion n’était qu’un moyen de nous jeter un os à ronger au lieu de notre frein, ce n’était pas vraiment utile. Perfidia mérite l’attente. Il se déguste comme un vieux Whiskey, un triple Whiskey pour un roman aussi dense et pêchu. Que tout le monde y trempe les lèvres, puis boive d’un trait, et prenne sa voix la plus rauque et s’écrie « God bless America, hail to the Dog ! ».
Perfidia, James Ellroy. Rivages, mai 2015. 850 p. 24 €
Sur le site de l’éditeur