La ville en feu. Les colonnes de fumée s’élevant inexorablement, sans aucune considération pour le monde en action autour d’elles. Elles semblent ridiculement campées sur leurs positions, œuvrant lentement, en comparaison avec le tempo donné par le chaos humain autour d’elles. Des bris, des cris, des pétarades, des sirènes. Partout, des affrontements entre militants anonymes et milice institutionnalisée. Cette scène d’émeutes est un classique indémodable du polar, dans la littérature comme au cinéma, à tel point que lorsqu’elle se produit – prenons dernièrement les émeutes de Baltimore – et que notre incrédulité nous rend subitement muets, la seule chose que notre cerveau parvient à cracher entre deux vidéos à l’iPhone ressemble à un genre de « on se croirait dans un film ». Un peu comme si l’idée même du chaos n’était aujourd’hui que pure fiction, une fiction que l’on reproduit de temps à autre. Du coup, après ce qu’on a pu voir à Baltimore cette année, Six jours fait un peu moins factice et littéraire. Vous faisiez quoi en mai 1992 ? Eh bien, Los Angeles, elle, était à feu et à sang.
J’avais entamé Six jours en m’attendant à lire un essai historique romancé, publication chez Fayard oblige. J’en ressors avec la joie immense d’avoir lu en fin de compte un excellent roman noir, bourré de testostérone latina irriguant une guerre de gangs profitant de l’instant. Ça commence donc le 29 avril, suite à la relaxe des policiers « blancs » qui ont tabassé un afro-américain du nom de Rodney King. Exactement le même genre d’étincelle qui a mis le feu à Baltimore, Ferguson avant ça, et toutes les autres avant. La particularité étant l’absence de présence policière, ou plutôt le peu d’implication, durant les six jours qu’ont duré les émeutes. L’occasion rêvée pour des membres de gang latinos qui en profitent et tuent violemment Ernesto Vera, bastonné, poignardé, accroché à une voiture puis trainé devant le voisinage terrorisé. Le message est simple, ils veulent mettre en garde le frère de celui-ci, un caïd du nom de Lil Mosco. Le problème, c’est qu’Ernesto ne fait partie d’aucun gang, n’a jamais cherché personne. En revanche, sa sœur Payasa est impliquée dans le milieu, elle. Et si elle n’a que peu de considération pour Lil Mosco, la mort de son grand frère innocent la plonge dans une rage inénarrable. La vendetta qu’elle va mener sera elle aussi sous couvert de l’absence totale de forces de l’ordre. Et va déclencher pas mal de ricochets. Tout le monde a toujours un frère ou un père à venger en retour.
Bien que l’histoire soit focalisée sur cette guerre de gangs, on arrive quand même à rencontrer d’autres personnages, d’autres strates, mais dont les instants de vie sont toujours mêlés. Ils n’ont pas toujours de connexion, même indirecte, avec les gangs et leurs règlements de compte, ils sont juste tous présents en même temps au beau milieu de la ville qui se meurt, et cela suffit pour que leurs destins soient liés. On navigue d’un personnage à l’autre sans jamais être déçus, ni par un quelconque manque d’intérêt ou une antipathie malvenue. Les seuls personnages qui ne méritent pas notre compassion trouveront bien le moyen de perdre. On espère simplement que ceux que l’on apprécie ne perdront pas, eux. Dans le bordel total, difficile de prévoir l’issue de toute cette merde.
Et comme je le disais, tous les personnages proviennent de milieux différents. Le choix de la narration à la première personne pourrait être risqué, mais Ryan Gattis s’en sort à merveille en jonglant entre les différents styles, les différents tics de langage, les caractères et sentiments. Si quelques phrasés semblent répétitifs, c’est simplement parce que les personnages concernés viennent du même milieu défavorisé et n’ont pas plus d’un millier de mots à leur vocabulaire. C’est la rue qui parle. Le style ne conviendra pas à tous, évidemment, mais bon sang qu’il est authentique. Gattis ne s’emmerde pas à réincarner Shakespeare en dealer de rue. Si les métaphores de ses personnages sont bancales et leur discours ponctué de « … le mec, genre… » c’est parce qu’il n’a pas besoin de ça pour prouver qu’il est un bon écrivain. Ca fonctionne, que dire de plus ?
C’est pour ça que Six jours est un roman choral d’une ampleur magistrale, c’est parce qu’il fait le récit des évènements qui ont profondément marqué Los Angeles de façon indirecte et par le biais de la fiction. S’il est facile de s’imaginer les faits stricts qui se sont déroulés avant et pendant les émeutes, que l’on peut trouver sur les comptes rendus officiels, il est plus compliqué de s’imaginer l’ambiance et la désolation qui régnaient. Et c’est malin de rendre compte de tout ça à travers le regard de la dizaine de personnages qui vivent ça au jour le jour, peut importe si ce qu’ils ont fait s’est vraiment produit ou pas. On est plongés dedans, on avale à cent à l’heure et on passe un putain de bon moment. L’Histoire par le polar, un concept qui a déjà fait ses preuves. Il faut dire que ça s’y prête souvent un peu trop bien…
Six jours, Ryan Gattis. Fayard, septembre 2015. 432 p, 24 €
Sur le site de l’éditeur
J’avais entamé Six jours en m’attendant à lire un essai historique romancé, publication chez Fayard oblige. J’en ressors avec la joie immense d’avoir lu en fin de compte un excellent roman noir, bourré de testostérone latina irriguant une guerre de gangs profitant de l’instant. Ça commence donc le 29 avril, suite à la relaxe des policiers « blancs » qui ont tabassé un afro-américain du nom de Rodney King. Exactement le même genre d’étincelle qui a mis le feu à Baltimore, Ferguson avant ça, et toutes les autres avant. La particularité étant l’absence de présence policière, ou plutôt le peu d’implication, durant les six jours qu’ont duré les émeutes. L’occasion rêvée pour des membres de gang latinos qui en profitent et tuent violemment Ernesto Vera, bastonné, poignardé, accroché à une voiture puis trainé devant le voisinage terrorisé. Le message est simple, ils veulent mettre en garde le frère de celui-ci, un caïd du nom de Lil Mosco. Le problème, c’est qu’Ernesto ne fait partie d’aucun gang, n’a jamais cherché personne. En revanche, sa sœur Payasa est impliquée dans le milieu, elle. Et si elle n’a que peu de considération pour Lil Mosco, la mort de son grand frère innocent la plonge dans une rage inénarrable. La vendetta qu’elle va mener sera elle aussi sous couvert de l’absence totale de forces de l’ordre. Et va déclencher pas mal de ricochets. Tout le monde a toujours un frère ou un père à venger en retour.
Bien que l’histoire soit focalisée sur cette guerre de gangs, on arrive quand même à rencontrer d’autres personnages, d’autres strates, mais dont les instants de vie sont toujours mêlés. Ils n’ont pas toujours de connexion, même indirecte, avec les gangs et leurs règlements de compte, ils sont juste tous présents en même temps au beau milieu de la ville qui se meurt, et cela suffit pour que leurs destins soient liés. On navigue d’un personnage à l’autre sans jamais être déçus, ni par un quelconque manque d’intérêt ou une antipathie malvenue. Les seuls personnages qui ne méritent pas notre compassion trouveront bien le moyen de perdre. On espère simplement que ceux que l’on apprécie ne perdront pas, eux. Dans le bordel total, difficile de prévoir l’issue de toute cette merde.
Et comme je le disais, tous les personnages proviennent de milieux différents. Le choix de la narration à la première personne pourrait être risqué, mais Ryan Gattis s’en sort à merveille en jonglant entre les différents styles, les différents tics de langage, les caractères et sentiments. Si quelques phrasés semblent répétitifs, c’est simplement parce que les personnages concernés viennent du même milieu défavorisé et n’ont pas plus d’un millier de mots à leur vocabulaire. C’est la rue qui parle. Le style ne conviendra pas à tous, évidemment, mais bon sang qu’il est authentique. Gattis ne s’emmerde pas à réincarner Shakespeare en dealer de rue. Si les métaphores de ses personnages sont bancales et leur discours ponctué de « … le mec, genre… » c’est parce qu’il n’a pas besoin de ça pour prouver qu’il est un bon écrivain. Ca fonctionne, que dire de plus ?
C’est pour ça que Six jours est un roman choral d’une ampleur magistrale, c’est parce qu’il fait le récit des évènements qui ont profondément marqué Los Angeles de façon indirecte et par le biais de la fiction. S’il est facile de s’imaginer les faits stricts qui se sont déroulés avant et pendant les émeutes, que l’on peut trouver sur les comptes rendus officiels, il est plus compliqué de s’imaginer l’ambiance et la désolation qui régnaient. Et c’est malin de rendre compte de tout ça à travers le regard de la dizaine de personnages qui vivent ça au jour le jour, peut importe si ce qu’ils ont fait s’est vraiment produit ou pas. On est plongés dedans, on avale à cent à l’heure et on passe un putain de bon moment. L’Histoire par le polar, un concept qui a déjà fait ses preuves. Il faut dire que ça s’y prête souvent un peu trop bien…
Six jours, Ryan Gattis. Fayard, septembre 2015. 432 p, 24 €
Sur le site de l’éditeur