Il y a des jours où on ferait mieux de rester couchés. C’est une phrase typique d’une bonne grosse flemme, ou d’une résignation, c’est sûr, mais il n’empêche qu’il y a des jours où c’est toujours mieux de se cacher au pieu. Et attention, je ne parle pas de petites matinées de grosse gueule de bois, sans aucun souvenir de pourquoi l’inconnu ronflant à côté de vous est maquillé en Divine, ni même d’une journée un peu chiante où votre patron a décidé d’inventer le concept des règles douloureuses masculines pour trouver toutes les raisons du monde au fait que, décidemment, vous faites un vrai boulot de merde, ce mois-ci, Patrick. Ça, ça s’appelle de simples aléas. Oui, et même si l’inconnu dans votre lit a une haleine étrange. Mais imaginez un peu. Vous allez peinard au théâtre, avec votre copine. Vous allez voir un bon Roi Lear, histoire de réviser vos classiques. Et quelques heures plus tard, vous avez assisté à la mort d’un homme sans pouvoir l’empêcher, votre copine vous a laissé seul comme un con parce qu’elle avait « une migraine », vous avez appris l’épidémie massive qui décime le monde en ce moment même, le chaos dans les hôpitaux dont les patients meurent un par un, vous vous faites chier à traîner sept caddies pleins à ras bord de vivres que vous avez pu prendre au supermarché, dans une rue en pente. Et en plus, il neige. Si ça, c’est pas de la journée de merde, je ne sais pas ce que c’est.
Eh bien c’est comme ça que s’ouvre Station Eleven, d’Emily St. John Mandel. Dur de faire court avec ce roman, mais je vais essayer : Jeevan est le spectateur en question, et il est là au moment où le célèbre acteur Arthur Leander s’écroule sur scène, lors d’une représentation à Toronto. Rien à faire pour le sauver, l’homme est mort pendant que Jeevan essayait de le sauver, aidé par un autre médecin. Jeevan est bouleversé, bien sûr. Mais alors qu’il erre dans la nuit canadienne, il apprend une nouvelle bien pire. Une épidémie extrêmement dangereuse se répand sur le globe. Il s’avère que ce virus décimera plus de 90% de la population mondiale. Une dizaine d’années plus tard, le monde a bien changé. Plus d’électricité, plus d’internet, plus d’essence, plus rien. Les rares survivants s’organisent en petites communautés dans les ruines de ce qui était des villes. Là, on suivra Kirsten, une actrice qui avait 8 ans lorsqu’elle avait joué aux côté d’Arthur Leander le soir de la catastrophe, et qui fait aujourd’hui partie d’une troupe ambulante composée de musiciens classiques et d’acteurs shakespeariens, la Symphonie Itinérante. Leur rôle est d’apporter un peu de réconfort aux survivants grâce à l’Art. Toujours accompagnée de deux numéros d’un comics étrange intitulé Dr Eleven, Kirsten compense son absence de souvenirs d’avant l’épidémie en collectionnant des articles de journaux de l’ancien temps, tous à propos d’Arthur Leander. Et s’applique à vivre du mieux qu’elle peut dans ce monde dangereux.
Comme je le disais, dur de résumer. Pour une raison toute bête d’ailleurs, c’est que ce roman est d’une densité incroyable. Vous le comprendrez très rapidement, le style d’Emily St. John Mandel est simple, très simple et pourrait presque être taxé de simpliste. C’est tout simplement parce que sa prose s’efface au profit d’une construction bien plus complexe qui sera la véritable force de ce livre. Une construction en dédale de flashbacks, véritable nœud de lignes temporelles entre évènements passés et péripéties futures dans lequel on se perd avec plaisir. Les histoires s’imbriquent, influent l’une sur l’autre sans que jamais l’on ne sente arriver l’affreux clin d’œil grossier du fusil de Tchékhov – Eh, vous avez vu, là ? Hein, là ? J’ai utilisé un objet dont j’avais parlé dans le chapitre précédent ! Hein ? Pas vrai ? Non, c’est tout simplement une histoire discontinue dont c’est à nous de recoller les morceaux. Une belle histoire qui s’embellit à mesure qu’on s’y attelle. C’est notre tâche en tant que lecteur, et c’est particulièrement gratifiant.
Alors certes, il y a des erreurs. Des tentatives un peu bancales de dresser le parfait portrait d’une monde post-apocalyptique complexe, ce n’est que le premier roman un tant soit peu science-fictif d’Emily St. John Mandel. Et pourtant, on est obligés, à la lecture, de culpabiliser en pensant qu’on pinaille quand même vachement beaucoup. Le propos n’est pas là, on ne lit certainement pas Station Eleven comme on lirait Fondation. Le vrai propos de ce livre, ce sont les destins. Les choix de vie, l’Art, la solitude et le souvenir, les sectes et la fragilité. En fait, le vrai propos, c’est l’être humain. C’est con à dire, mais c’est le cas. De quoi a-t-on besoin, à quoi aspire-t-on et pourquoi l’Art, voilà ce dont on parle ici. Et le style simple et positif de St. John Mandel est parfait pour tenir ce roman.
Je n’irai pas jusqu’à dire que Station Eleven est un livre indispensable, parce que si on commence comme ça, on sera bien dans la merde pour établir une vraie liste d’indispensables qui le méritent. Mais si vous voulez passer un très bon moment devant un bouquin qui vous emplira de mélancolie positive et d’envie de tourner frénétiquement les pages, vous pouvez vous jeter dessus. Et plutôt deux fois qu’une, d’ailleurs. Après, si vous voulez vous rallier aux zozos tels que George R.R. Martin qui clament qu’elle doit recevoir le prix Hugo, promettez-nous juste de juger le texte pour le texte et d’oublier qu’Emily St. John Mandel est particulièrement mignonne. On ne sait jamais, ça évitera peut-être à ce prix d’être encore plus craqué qu’il ne l’est déjà. Par pitié.
Station Eleven, Emily St. John Mandel. Rivages, août 2016. 550p, 22 €.
Sur le site de l’éditeur
Eh bien c’est comme ça que s’ouvre Station Eleven, d’Emily St. John Mandel. Dur de faire court avec ce roman, mais je vais essayer : Jeevan est le spectateur en question, et il est là au moment où le célèbre acteur Arthur Leander s’écroule sur scène, lors d’une représentation à Toronto. Rien à faire pour le sauver, l’homme est mort pendant que Jeevan essayait de le sauver, aidé par un autre médecin. Jeevan est bouleversé, bien sûr. Mais alors qu’il erre dans la nuit canadienne, il apprend une nouvelle bien pire. Une épidémie extrêmement dangereuse se répand sur le globe. Il s’avère que ce virus décimera plus de 90% de la population mondiale. Une dizaine d’années plus tard, le monde a bien changé. Plus d’électricité, plus d’internet, plus d’essence, plus rien. Les rares survivants s’organisent en petites communautés dans les ruines de ce qui était des villes. Là, on suivra Kirsten, une actrice qui avait 8 ans lorsqu’elle avait joué aux côté d’Arthur Leander le soir de la catastrophe, et qui fait aujourd’hui partie d’une troupe ambulante composée de musiciens classiques et d’acteurs shakespeariens, la Symphonie Itinérante. Leur rôle est d’apporter un peu de réconfort aux survivants grâce à l’Art. Toujours accompagnée de deux numéros d’un comics étrange intitulé Dr Eleven, Kirsten compense son absence de souvenirs d’avant l’épidémie en collectionnant des articles de journaux de l’ancien temps, tous à propos d’Arthur Leander. Et s’applique à vivre du mieux qu’elle peut dans ce monde dangereux.
Comme je le disais, dur de résumer. Pour une raison toute bête d’ailleurs, c’est que ce roman est d’une densité incroyable. Vous le comprendrez très rapidement, le style d’Emily St. John Mandel est simple, très simple et pourrait presque être taxé de simpliste. C’est tout simplement parce que sa prose s’efface au profit d’une construction bien plus complexe qui sera la véritable force de ce livre. Une construction en dédale de flashbacks, véritable nœud de lignes temporelles entre évènements passés et péripéties futures dans lequel on se perd avec plaisir. Les histoires s’imbriquent, influent l’une sur l’autre sans que jamais l’on ne sente arriver l’affreux clin d’œil grossier du fusil de Tchékhov – Eh, vous avez vu, là ? Hein, là ? J’ai utilisé un objet dont j’avais parlé dans le chapitre précédent ! Hein ? Pas vrai ? Non, c’est tout simplement une histoire discontinue dont c’est à nous de recoller les morceaux. Une belle histoire qui s’embellit à mesure qu’on s’y attelle. C’est notre tâche en tant que lecteur, et c’est particulièrement gratifiant.
Alors certes, il y a des erreurs. Des tentatives un peu bancales de dresser le parfait portrait d’une monde post-apocalyptique complexe, ce n’est que le premier roman un tant soit peu science-fictif d’Emily St. John Mandel. Et pourtant, on est obligés, à la lecture, de culpabiliser en pensant qu’on pinaille quand même vachement beaucoup. Le propos n’est pas là, on ne lit certainement pas Station Eleven comme on lirait Fondation. Le vrai propos de ce livre, ce sont les destins. Les choix de vie, l’Art, la solitude et le souvenir, les sectes et la fragilité. En fait, le vrai propos, c’est l’être humain. C’est con à dire, mais c’est le cas. De quoi a-t-on besoin, à quoi aspire-t-on et pourquoi l’Art, voilà ce dont on parle ici. Et le style simple et positif de St. John Mandel est parfait pour tenir ce roman.
Je n’irai pas jusqu’à dire que Station Eleven est un livre indispensable, parce que si on commence comme ça, on sera bien dans la merde pour établir une vraie liste d’indispensables qui le méritent. Mais si vous voulez passer un très bon moment devant un bouquin qui vous emplira de mélancolie positive et d’envie de tourner frénétiquement les pages, vous pouvez vous jeter dessus. Et plutôt deux fois qu’une, d’ailleurs. Après, si vous voulez vous rallier aux zozos tels que George R.R. Martin qui clament qu’elle doit recevoir le prix Hugo, promettez-nous juste de juger le texte pour le texte et d’oublier qu’Emily St. John Mandel est particulièrement mignonne. On ne sait jamais, ça évitera peut-être à ce prix d’être encore plus craqué qu’il ne l’est déjà. Par pitié.
Station Eleven, Emily St. John Mandel. Rivages, août 2016. 550p, 22 €.
Sur le site de l’éditeur