Le livre d’aujourd’hui devrait contenter tout le monde, les fans d’absurde comme les amateurs de roman noir, les fondus de littérature désenchantée comme les cinéphiles qui ne jurent que par les frères Coen. Parce que, bien que les gros éditeurs considèrent que les gens sont des cases qu’il faut nourrir avec des romans outrageusement typés, ou que les romans géniaux à cheval entre plusieurs domaines doivent être descendus en flèche par des collections, des maquettes clichés qui se chargent de les dispacher dans les cases correspondantes ; malgré tout ça, il y a quand même un peu d’espoir qui se cache dans le paysage éditorial actuel.
Moi, j'aime Monsieur Toussaint Louverture. Il fait partie de ces jeunes maisons qui font du bien à l’édition, qui s’affranchissent de certains codes essoufflés et qui prennent leur temps pour trouver le bon texte à publier de temps en temps plutôt que de sortir des bouses commerciales à toute berzingue pour financer les quelques bons titres qui feront des fours. Oui, mais pas seulement. Vous souvenez-vous du Karoo de Tesich ? Ou même Le Dernier stade de la soif d’Exley ? C’est ça, l’esprit de Monsieur Toussaint Louverture, un cynisme profond ou, à défaut, une résignation totale des personnages. Voire les deux. Tout ce qui, à mon humble avis, fait l’essence d’excellents romans viscéraux, noirs, mais profondément justes.
Mais venons-en à Demande, et tu recevras qui voit son personnage principal, Milo Burke, perdre son travail de collecteur de fonds pour une université de seconde zone après un malheureux échange de mots avec la fille pourrie gâtée d’un généreux donateur. Pour lui, c’est le retour à la vie déjà trop normale, quoique bancale, de père qui fait ce qu’il peut, de moitié d’un couple à l’agonie, d’aspirant peintre détruit par le temps. C’est tout ce qui lui reste, ça et les wraps au poulet, fantasmer sur les fortes poitrines étouffées par des soutiens-gorge bordeaux, ou faire la queue à la poste pour acheter des timbres. Sans oublier son jeune fils Bernie, insupportable sans le vouloir, simplement un enfant. Et puis, sans trop comprendre pourquoi, Milo est convoqué par ses anciens patrons qui lui proposent de réintégrer – peut être – son poste s’il se charge d’un gros investisseur qui s’avère être un de ses anciens amis de fac, aujourd’hui bourré aux as. Bien sûr, ce boulot va l’emmener sur une voie qu’un homme déphasé comme lui n’est pas capable de suivre et Milo deviendra bientôt le spectateur de ses propres aventures incroyables et déjantées.
Et en fait, ce livre n’est pas un roman. Ce livre est un film des frères Coen. Je ne vois pas de meilleure comparaison étant donné les tons multiples qu’on y retrouve. D’abord le cynisme. Ce n’est pas le tout de tenter de vivoter au milieu de sa vie en ruine, Milo charge le monde entier de critiques acerbes qu’il a tendance à garder pour lui, mais qu’il manie avec un humour plus que piquant et un sens de la formule qui vaut amplement le détour. Ils sont rares, les livres qui m’ont fait rire extérieurement et en public, mais il faut avouer que des moments tels que la cavalcade de Milo après son fils qui s’échappe pendant leur balade au parc sont si intelligemment écrits qu’il est difficile de réprimer un ricanement gênant quand on lit dans le métro. Le deuxième point, c’est qu’au-delà de son cynisme, Milo est désopilant de bêtise. C’est un incapable complet sans présence qui, comme je le disais plus tôt, n’a aucune incidence sur les évènements. On peut appeler ça de la poisse. Quoi qu’il fasse, tout se jouera sans lui, le résultat de décisions d’autres personnages qui jouent avec lui sans arrêt. Demande, et tu recevras est aussi truffé de codes, de standards du roman noir que l’auteur a sitôt fait de détourner à l’instar des frères Coen dans leur filmographie. Le personnage qui perd son job, doit dealer avec plus fort et plus mystérieux que lui pour récupérer une vie normale, qui boit, qui s’efforce de gérer son couple à l’agonie pendant que sa mission l’amène dans les bas-fonds de la société, tout ça a été lu et relu depuis des décennies. Oui, mais pas de cette façon, pas avec un personnage au charisme d’un bulot cuit dont la quête ridicule fait suite à un enchaînement de situations ridicules pour en arriver à une fin ridicule. Et enfin. Et surtout. Les dialogues. Les dialogues ahurissants de naturel qui vous donnent envie de vous cogner le front de dépit, quand vous ne passez pas votre temps à ricaner en public, tout simplement. C’est tout con, mais c’est avec des dialogues singeant le réel qu’on fait les meilleurs moments de comédie, et pourtant peu de gens y arrivent. Lipsyte est un virtuose dans ce domaine. Les personnages sont largués, les phrases surprennent par la façon dont elles s’enchaînent, on a constamment envie de demander ce que ces répliques foutent là, c’est jubilatoire. Non vraiment, ce livre est une comédie Coen à lui tout seul.
On peut même aller plus loin que la simple comédie, finalement. Les personnages sont si bien dépeints – que ce soit par le prisme de la narration ou par celui des dialogues – que l’on peut lire bien plus de choses. J’ai notamment été frappé par le personnage de Bernie qui, loin d’être complexe en soi, est encore plus intéressant dans ses rapports avec son père. Les rares moments où je me sentais totalement compatissant envers Milo étaient ceux où on le retrouve plongé dans son rôle de père plus ou moins assuré. Et c’est excellent, parce que l’on constate qu’il n’y a que son fils qui justifie le fait qu’il avance encore, alors qu’il semble refuser de s‘en rendre compte. Donc non, le personnage n’est pas qu’un guignol sans fond, il puise sa consistance dans sa façon de s’occuper de son fils, de vouloir ne lui faire boire et manger que des bonnes choses, de vouloir une meilleure école pour lui, de tenter de lui expliquer la vie à sa manière. Purdy, le vieil ami de Milo, est aussi quelqu’un de plus compliqué qu’il n’y paraît. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres.
Que dire de plus ? Non content d’être superbement écrit, Demande, et tu recevras reflète une maîtrise parfaite de l’aigreur humaine, mise en valeur par un humour noir justement dosé pour ne pas tomber dans des écueils qui dérangeront les plus sensibles. Les moins sensibles, eux, se fendront la poire à chaque chapitre en buvant une bonne bière, en philosophant sur le monde et en se promettant de ne jamais trouver de morale à cette histoire.
Ou peut-être que si... celle de ne pas se tromper de cuillère ?
Demande, et tu recevras, Sam Lipsyte. Monsieur Toussaint Louverture, avril 2015. 416 p, 23 €
Sur le site de l’éditeur
Moi, j'aime Monsieur Toussaint Louverture. Il fait partie de ces jeunes maisons qui font du bien à l’édition, qui s’affranchissent de certains codes essoufflés et qui prennent leur temps pour trouver le bon texte à publier de temps en temps plutôt que de sortir des bouses commerciales à toute berzingue pour financer les quelques bons titres qui feront des fours. Oui, mais pas seulement. Vous souvenez-vous du Karoo de Tesich ? Ou même Le Dernier stade de la soif d’Exley ? C’est ça, l’esprit de Monsieur Toussaint Louverture, un cynisme profond ou, à défaut, une résignation totale des personnages. Voire les deux. Tout ce qui, à mon humble avis, fait l’essence d’excellents romans viscéraux, noirs, mais profondément justes.
Mais venons-en à Demande, et tu recevras qui voit son personnage principal, Milo Burke, perdre son travail de collecteur de fonds pour une université de seconde zone après un malheureux échange de mots avec la fille pourrie gâtée d’un généreux donateur. Pour lui, c’est le retour à la vie déjà trop normale, quoique bancale, de père qui fait ce qu’il peut, de moitié d’un couple à l’agonie, d’aspirant peintre détruit par le temps. C’est tout ce qui lui reste, ça et les wraps au poulet, fantasmer sur les fortes poitrines étouffées par des soutiens-gorge bordeaux, ou faire la queue à la poste pour acheter des timbres. Sans oublier son jeune fils Bernie, insupportable sans le vouloir, simplement un enfant. Et puis, sans trop comprendre pourquoi, Milo est convoqué par ses anciens patrons qui lui proposent de réintégrer – peut être – son poste s’il se charge d’un gros investisseur qui s’avère être un de ses anciens amis de fac, aujourd’hui bourré aux as. Bien sûr, ce boulot va l’emmener sur une voie qu’un homme déphasé comme lui n’est pas capable de suivre et Milo deviendra bientôt le spectateur de ses propres aventures incroyables et déjantées.
Et en fait, ce livre n’est pas un roman. Ce livre est un film des frères Coen. Je ne vois pas de meilleure comparaison étant donné les tons multiples qu’on y retrouve. D’abord le cynisme. Ce n’est pas le tout de tenter de vivoter au milieu de sa vie en ruine, Milo charge le monde entier de critiques acerbes qu’il a tendance à garder pour lui, mais qu’il manie avec un humour plus que piquant et un sens de la formule qui vaut amplement le détour. Ils sont rares, les livres qui m’ont fait rire extérieurement et en public, mais il faut avouer que des moments tels que la cavalcade de Milo après son fils qui s’échappe pendant leur balade au parc sont si intelligemment écrits qu’il est difficile de réprimer un ricanement gênant quand on lit dans le métro. Le deuxième point, c’est qu’au-delà de son cynisme, Milo est désopilant de bêtise. C’est un incapable complet sans présence qui, comme je le disais plus tôt, n’a aucune incidence sur les évènements. On peut appeler ça de la poisse. Quoi qu’il fasse, tout se jouera sans lui, le résultat de décisions d’autres personnages qui jouent avec lui sans arrêt. Demande, et tu recevras est aussi truffé de codes, de standards du roman noir que l’auteur a sitôt fait de détourner à l’instar des frères Coen dans leur filmographie. Le personnage qui perd son job, doit dealer avec plus fort et plus mystérieux que lui pour récupérer une vie normale, qui boit, qui s’efforce de gérer son couple à l’agonie pendant que sa mission l’amène dans les bas-fonds de la société, tout ça a été lu et relu depuis des décennies. Oui, mais pas de cette façon, pas avec un personnage au charisme d’un bulot cuit dont la quête ridicule fait suite à un enchaînement de situations ridicules pour en arriver à une fin ridicule. Et enfin. Et surtout. Les dialogues. Les dialogues ahurissants de naturel qui vous donnent envie de vous cogner le front de dépit, quand vous ne passez pas votre temps à ricaner en public, tout simplement. C’est tout con, mais c’est avec des dialogues singeant le réel qu’on fait les meilleurs moments de comédie, et pourtant peu de gens y arrivent. Lipsyte est un virtuose dans ce domaine. Les personnages sont largués, les phrases surprennent par la façon dont elles s’enchaînent, on a constamment envie de demander ce que ces répliques foutent là, c’est jubilatoire. Non vraiment, ce livre est une comédie Coen à lui tout seul.
On peut même aller plus loin que la simple comédie, finalement. Les personnages sont si bien dépeints – que ce soit par le prisme de la narration ou par celui des dialogues – que l’on peut lire bien plus de choses. J’ai notamment été frappé par le personnage de Bernie qui, loin d’être complexe en soi, est encore plus intéressant dans ses rapports avec son père. Les rares moments où je me sentais totalement compatissant envers Milo étaient ceux où on le retrouve plongé dans son rôle de père plus ou moins assuré. Et c’est excellent, parce que l’on constate qu’il n’y a que son fils qui justifie le fait qu’il avance encore, alors qu’il semble refuser de s‘en rendre compte. Donc non, le personnage n’est pas qu’un guignol sans fond, il puise sa consistance dans sa façon de s’occuper de son fils, de vouloir ne lui faire boire et manger que des bonnes choses, de vouloir une meilleure école pour lui, de tenter de lui expliquer la vie à sa manière. Purdy, le vieil ami de Milo, est aussi quelqu’un de plus compliqué qu’il n’y paraît. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres.
Que dire de plus ? Non content d’être superbement écrit, Demande, et tu recevras reflète une maîtrise parfaite de l’aigreur humaine, mise en valeur par un humour noir justement dosé pour ne pas tomber dans des écueils qui dérangeront les plus sensibles. Les moins sensibles, eux, se fendront la poire à chaque chapitre en buvant une bonne bière, en philosophant sur le monde et en se promettant de ne jamais trouver de morale à cette histoire.
Ou peut-être que si... celle de ne pas se tromper de cuillère ?
Demande, et tu recevras, Sam Lipsyte. Monsieur Toussaint Louverture, avril 2015. 416 p, 23 €
Sur le site de l’éditeur