Ce serait presque vous mentir de ne pas vous avouer que Jean-Marc Agrati est l'une des multiples raisons de la création de ce blog. A la lecture de ses premiers recueils de nouvelles, il peut arriver que l'on ressorte vidé et nauséeux comme après une gentille soirée de boisson entre potes dont la moitié seulement ne nous revient qu'en partie, des souvenirs de chien qui parle, de tank attaquant Paris, de hachoir géant, bref : un bad trip que l'on aimerait revivre encore et toujours pour le délire, même si c'est parfois malsain.
Quand on ressort de L'Apocalypse des homards, ça devient plus complexe. En refermant le recueil de 84 nouvelles (et "shots", comme les appelle l'auteur lui-même), il peut arriver de plonger dans une légère dépression post-natale. Ce sera le premier jour de votre nouvelle vie dédiée à trouver sur internet les anciens recueils épuisés, les potentiels inédits, la date des prochains titres à venir, car ce livre est une drogue, une drogue hallucinogène très puissante qui devrait être légalisée, que dis-je, légalisée ? Remboursée par la Sécu.
En bon fan d'absurde, je suis habitué à débrancher mon cerveau dès les premières lignes pour savourer la prose et l'enchaînement improbable des visions que l'auteur nous sert sur un platane à roulettes. Fatale erreur. Agrati fait partie de cette bande admirable d'écrivains qui requièrent l'usage de vos deux hémisphères frétillants pour mieux vous les pervertir. On saisit toute le charme de la situation quand il fait parler, dans "Solo yaourt", cet enfant de trois ans qui ne veut pas manger son yaourt. Pourtant le ton est dur. "[Ma mère] me raconte des sornettes à base de cuillères que d'autres gars bouffent, mais c'est dans ma gueule que va le yaourt ! Pas dans celle de tonton !", dit-il avant de mûrir une vengeance profonde, mauvais présage pour les années à venir. On sent la douce mélancolie dans "Chambre à Tananarive", à l'évocation de ses ruelles humides et défoncées, de ses coins à prostituées accros au jeu, de l'indice de la vétusté. De la solitude. C'est bien là que s'exerce son art : le souci du détail, sans fioriture. Les mots, choisis. La narration se résume aux essentiels pour nous en livrer l'émotion brute, c'est percutant, c'est fort. On n'a pas le temps de s'ennuyer.
Mais attention. Quand vous vous prendrez au jeu et vous laisserez embarquer dans les aventures philosophico-délirantes de cette Apocalypse, ne baissez pas la garde au risque de ne pas voir arriver la giclée de foutre, de merde et autres substances corporelles qui n'ont rien à faire là. C'est comme ça, c'est récurrent et toujours sale pour ne jamais tomber dans le libidineux. Quoi de plus normal, pour se faire le reflet d’un monde dans lequel la violence et la perversion sont le combustible qui alimente notre société ? Ce qui n'est pas normal et devient "proprement" remarquable, c'est que cela reste toujours poétique. Une branlette mélancolique sur la tristesse de notre existence. Une ode à la luxure comme rêve inaccessible, un défouloir dont on est jaloux. Ou pas. Et on jubile, et on jubile. Si bien qu'on en vient à littéralement trépigner d'impatience quand une nouvelle commence aussi sobrement qu'une soirée jeux de société et jus d'orange entre amis de longue date. Une simple course au supermarché entre amoureux ? Rien de mal à ça ? Bien sûr, toi tu n'as pas lu Agrati.
Bref, je le dis et je le répète. Je n'ai plus peur de l’Alzheimer depuis que j'ai découvert Jean-Marc Agrati, puisque mon plus grand regret aujourd'hui reste de ne plus ressentir ce frisson d'excitation-surprise à la première lecture de cette rose des sables littéraire. Oui, la rose sédimentaire magnifique, faite avec de la pisse de chameau fossilisée. Parce que c'est un peu ça, L'Apocalypse des homards. C'est une recette à base de trash, de cauchemars, d'absurde et de regrets qui, une fois les grumeaux incorporés, donnent une expérience de lecture fascinante, inoubliable, qui marque à jamais.
Et puis merde, rien ne parle mieux de ce texte que ce texte lui-même. La preuve avec ce shot, intitulé « La Mycose de l’amour » :
« Et j’ai la mycose de l’amour. Un truc irrésistible. J’ai envie d’embrasser tout le monde. Les gars, les nanas, les mamies, et même les vieux pochetrons à l’haleine dégueu et aux dents qui se déchaussent.
Je me jette sur eux et on roule par terre. On lutte, je me prends des pains, mais je rapproche ma bouche du gars que je veux contaminer. Quand je lui roule un patin, il tombe. Il a un moment de doute où il ne bouge plus, puis il se relève et se jette aussitôt sur le voisin.
Et la mycose de l’amour se propage, comme ça, à une vitesse fulgurante. On contamine des quartiers et des villes entières. On organise de grandes séances de baisers collectifs pour venir à bout des dernières résistances. On est courageux. Si le gars se défend, on le prend d’assaut. On tombe sous son feu, mais on s’en fout, on arrive au finish à lui rouler un palot.
Il n’y en a plus beaucoup, des gars comme ça. On a enjambé toutes les clôtures et on s’est répandus dans toutes les campagnes. On a même envahi les forêts. On a été très loin. Jusqu’au pôle Nord. Il n’y a que l’ours polaire qui résiste. Il t’arrache la tête quand tu veux l’embrasser. »
L’Apocalypse des Homards, Jean-Marc Agrati. Dystopia, novembre 2011. 320 p. 15 €
Sur le site de l’éditeur
Quand on ressort de L'Apocalypse des homards, ça devient plus complexe. En refermant le recueil de 84 nouvelles (et "shots", comme les appelle l'auteur lui-même), il peut arriver de plonger dans une légère dépression post-natale. Ce sera le premier jour de votre nouvelle vie dédiée à trouver sur internet les anciens recueils épuisés, les potentiels inédits, la date des prochains titres à venir, car ce livre est une drogue, une drogue hallucinogène très puissante qui devrait être légalisée, que dis-je, légalisée ? Remboursée par la Sécu.
En bon fan d'absurde, je suis habitué à débrancher mon cerveau dès les premières lignes pour savourer la prose et l'enchaînement improbable des visions que l'auteur nous sert sur un platane à roulettes. Fatale erreur. Agrati fait partie de cette bande admirable d'écrivains qui requièrent l'usage de vos deux hémisphères frétillants pour mieux vous les pervertir. On saisit toute le charme de la situation quand il fait parler, dans "Solo yaourt", cet enfant de trois ans qui ne veut pas manger son yaourt. Pourtant le ton est dur. "[Ma mère] me raconte des sornettes à base de cuillères que d'autres gars bouffent, mais c'est dans ma gueule que va le yaourt ! Pas dans celle de tonton !", dit-il avant de mûrir une vengeance profonde, mauvais présage pour les années à venir. On sent la douce mélancolie dans "Chambre à Tananarive", à l'évocation de ses ruelles humides et défoncées, de ses coins à prostituées accros au jeu, de l'indice de la vétusté. De la solitude. C'est bien là que s'exerce son art : le souci du détail, sans fioriture. Les mots, choisis. La narration se résume aux essentiels pour nous en livrer l'émotion brute, c'est percutant, c'est fort. On n'a pas le temps de s'ennuyer.
Mais attention. Quand vous vous prendrez au jeu et vous laisserez embarquer dans les aventures philosophico-délirantes de cette Apocalypse, ne baissez pas la garde au risque de ne pas voir arriver la giclée de foutre, de merde et autres substances corporelles qui n'ont rien à faire là. C'est comme ça, c'est récurrent et toujours sale pour ne jamais tomber dans le libidineux. Quoi de plus normal, pour se faire le reflet d’un monde dans lequel la violence et la perversion sont le combustible qui alimente notre société ? Ce qui n'est pas normal et devient "proprement" remarquable, c'est que cela reste toujours poétique. Une branlette mélancolique sur la tristesse de notre existence. Une ode à la luxure comme rêve inaccessible, un défouloir dont on est jaloux. Ou pas. Et on jubile, et on jubile. Si bien qu'on en vient à littéralement trépigner d'impatience quand une nouvelle commence aussi sobrement qu'une soirée jeux de société et jus d'orange entre amis de longue date. Une simple course au supermarché entre amoureux ? Rien de mal à ça ? Bien sûr, toi tu n'as pas lu Agrati.
Bref, je le dis et je le répète. Je n'ai plus peur de l’Alzheimer depuis que j'ai découvert Jean-Marc Agrati, puisque mon plus grand regret aujourd'hui reste de ne plus ressentir ce frisson d'excitation-surprise à la première lecture de cette rose des sables littéraire. Oui, la rose sédimentaire magnifique, faite avec de la pisse de chameau fossilisée. Parce que c'est un peu ça, L'Apocalypse des homards. C'est une recette à base de trash, de cauchemars, d'absurde et de regrets qui, une fois les grumeaux incorporés, donnent une expérience de lecture fascinante, inoubliable, qui marque à jamais.
Et puis merde, rien ne parle mieux de ce texte que ce texte lui-même. La preuve avec ce shot, intitulé « La Mycose de l’amour » :
« Et j’ai la mycose de l’amour. Un truc irrésistible. J’ai envie d’embrasser tout le monde. Les gars, les nanas, les mamies, et même les vieux pochetrons à l’haleine dégueu et aux dents qui se déchaussent.
Je me jette sur eux et on roule par terre. On lutte, je me prends des pains, mais je rapproche ma bouche du gars que je veux contaminer. Quand je lui roule un patin, il tombe. Il a un moment de doute où il ne bouge plus, puis il se relève et se jette aussitôt sur le voisin.
Et la mycose de l’amour se propage, comme ça, à une vitesse fulgurante. On contamine des quartiers et des villes entières. On organise de grandes séances de baisers collectifs pour venir à bout des dernières résistances. On est courageux. Si le gars se défend, on le prend d’assaut. On tombe sous son feu, mais on s’en fout, on arrive au finish à lui rouler un palot.
Il n’y en a plus beaucoup, des gars comme ça. On a enjambé toutes les clôtures et on s’est répandus dans toutes les campagnes. On a même envahi les forêts. On a été très loin. Jusqu’au pôle Nord. Il n’y a que l’ours polaire qui résiste. Il t’arrache la tête quand tu veux l’embrasser. »
L’Apocalypse des Homards, Jean-Marc Agrati. Dystopia, novembre 2011. 320 p. 15 €
Sur le site de l’éditeur