Merde, quand même. Le polar a son Quatuor de Los Angeles, la fantasy a ses Annales du disque-monde, la littérature a sa Recherche du temps perdu (beurk, quand même). Mais qui possède Le rêve du démiurge ? La littérature ? La science-fiction ? La littérature fantastique, à la limite ? C’est quand même plus compliqué que ça. Le rêve du démiurge, c’est un peu ce genre de cycle où chaque roman est facile à catégoriser, mais où l’ensemble, cohérent au demeurant, devient une entité éclectique, une bizarrerie difficile à identifier quand on doit la ranger sur des étagères de librairie généraliste. Ou quand on doit lui trouver une catégorie sur un blog, exemple pris au hasard. C’est tout le charme de cette saga de Francis Berthelot, un bébé à part, difficile à mélanger aux autres, mais qui les surpasse de loin. |
Pour ce premier tome d’intégrale, félicitons d’abord Dystopia (dont on a déjà pu voir ici le superbe boulot pour L’Apocalypse des homards) et le Bélial’, de s’être associés pour rééditer le cycle qui fût l’une des aventures éditoriales les plus chaotiques de l’histoire, victime d’une malédiction étrange consistant à changer d'éditeur ou de collection à peu près tous les deux tomes du Rêve. Curieux. A lire dans une préface de Samuel Minne à ne pas survoler, d’ailleurs. Bref, « pour la première fois réunis » chez le même éditeur, ainsi que le clame l’illustration de Laurent Rivelaygue en couverture, voici L’Ombre d’un soldat, Le jongleur interrompu et Mélusath. Loué soit le génie de la littérature pour nous laisser lire ces trois-là.
Côté histoire, tentons les résumés rapides. Pour le premier, nous faisons la connaissance d’Olivier, un enfant d’une dizaine d’années au milieu des années 1950. Dans sa vie il y a son père, alcoolique notoire et violent, et puis sa mère, la plus belle femme du village, à la chevelure blonde étincelante, dont Olivier se prend parfois à rêver. Une nuit de Noël, Olivier trouve sous le sapin un pantin de hussard qui lui parle, le nargue, le déstabilise, l’incite à épier ses parents. Olivier a peur mais obtempère. Ce qu’il voit, c’est son père hurler sur ce qu’il reste de sa mère, devenue une créature chauve au traits déformés par la rage. Olivier ne comprend pas tout et ne devrait pas, finalement. Mais le hussard est toujours là, dans sa tête, pour le pousser à poser des questions qui le bouleverseront à jamais. Le Jongleur interrompu est lui, l’histoire d’un autre canard boiteux d’un autre village, Pétrel, garçon haï par le dernier parent qui lui reste et qui tombe sur une affiche d’un cirque bientôt installé, sur laquelle on peut observer un jongleur au regard d’acier, faisant léviter ses balles avec une facilité déconcertante. Lorsqu’il rencontre son idole, il s’aperçoit que même les idoles peuvent être faibles, malades. Le garçon assistera à la lente décrépitude de ce véritable magicien prêt à tout pour rejoindre une île peuplée d’oiseaux. Quant à Mélusath, il raconte le moment où une actrice quadragénaire appelée Katri fait la rencontre d’un peintre de rue hors pair capable de réaliser des trompe-l’œil si intenses que l’on pourrait s’y perdre. Elle va le présenter à son metteur en scène pour que ce soit lui qui réalise les décors pour leur pièce cruciale, celle qui pourrait bien être la dernière si elle ne rencontre pas le succès. Mais le peintre est amnésique, dit s’appeler Gus et, s’il est un véritable dieu dans son art, il n’en reste pas moins énigmatique et vraisemblablement malade.
Au travers de ces trois romans se dégage une harmonie parfaite, comme je le disais. Ils ne sautent pas aux yeux, mais les points communs sont évidents lorsque l’on referme le volume, à savoir les rêves et la déliquescence des corps. En bref, Francis Berthelot prend les deux piliers d’une vie sur Terre et s’applique à en faire une poésie morbide, comme une terrible ode à ce qui nous fait avancer et à ce qui nous stoppe brutalement. L’ambiance est souvent misérable, mais c’est ça qui prend aux tripes, bien évidemment. La misère humaine est le moteur de ce roman qui nous souffle. Parce que même les rêves des personnages, qu’ils soient ceux d’un garçon qui se cherche ou d’une actrice qui voudrait jouer un tout autre rôle, sont toujours mélancoliques, d’une mélancolie profonde qui vous glace le sang et vous vide de toute énergie lorsque vous remettez votre marque-page. Et ces rêves qui ne suffisent pas sont couplés avec la vieillesse, le désir interdit, la maladie, le handicap, la mort. Bien sûr qu’on est mal à l’aise la plupart du temps, mais n’est-ce pas la définition d’un excellent livre ? Celui qui est capable de nous transporter, de nous faire ressentir, de nous essorer les entrailles pour nous en vider de tout le jus vital ? Une bonne fois pour toutes, les bons livres ne sont pas tous les livres aux scenarii torchés à la pisse pour faire rire et se sentir bien. Les bons livres touchent à l’essence de la vie, et la vie ce n’est pas drôle. Et surtout, ça s’achève.
Parce que bon sang, que ce livre est foutrement bien écrit. Ce qu’on retient tout de suite, c’est une langue riche, cette profusion de mots rares savamment employés qui coulent aussi facilement que les peurs et interrogations des personnages eux-mêmes. On retient aussi les accumulations, les virgules dont Berthelot est friand, mais ce serait tellement réducteur de s’en contenter. Le truc, c’est que si la lecture se fluidifie autant, c’est que les sonorités y sont pour beaucoup. Ça joue dans les phrases, ça sonne, ça rime, ça prend des airs de poésie pure quand on est emporté par notre lecture sans même s’apercevoir qu’on a décroché depuis un bail. C’est ça, le truc. Quand la poésie décompose un style pour en balayer l’intellectuel pédant qui pourrait s’y cacher. Ici, la sophistication ne sert pas à en mettre plein la vue et assoir une quelconque place dans le milieu de la littérature. Ici, ça sert juste à faire passer les émotions. C’est ni plus ni moins ce pourquoi la littérature est faite. C’est ce qui explique notre besoin de littérature ou de toutes formes d’art dans nos vies. Parce que ça apaise. Une fois de plus, Le Rêve du démiurge, par son fond et sa forme, touche à l’essence même de notre existence.
Que dire de plus, bordel ?
Lisez-le.
Le rêve du démiurge - Intégrale 1/3, Francis Berthelot. Dystopia/Le Bélial’, novembre 2015. 464 p, 25 €
Sur le site de l’éditeur
Côté histoire, tentons les résumés rapides. Pour le premier, nous faisons la connaissance d’Olivier, un enfant d’une dizaine d’années au milieu des années 1950. Dans sa vie il y a son père, alcoolique notoire et violent, et puis sa mère, la plus belle femme du village, à la chevelure blonde étincelante, dont Olivier se prend parfois à rêver. Une nuit de Noël, Olivier trouve sous le sapin un pantin de hussard qui lui parle, le nargue, le déstabilise, l’incite à épier ses parents. Olivier a peur mais obtempère. Ce qu’il voit, c’est son père hurler sur ce qu’il reste de sa mère, devenue une créature chauve au traits déformés par la rage. Olivier ne comprend pas tout et ne devrait pas, finalement. Mais le hussard est toujours là, dans sa tête, pour le pousser à poser des questions qui le bouleverseront à jamais. Le Jongleur interrompu est lui, l’histoire d’un autre canard boiteux d’un autre village, Pétrel, garçon haï par le dernier parent qui lui reste et qui tombe sur une affiche d’un cirque bientôt installé, sur laquelle on peut observer un jongleur au regard d’acier, faisant léviter ses balles avec une facilité déconcertante. Lorsqu’il rencontre son idole, il s’aperçoit que même les idoles peuvent être faibles, malades. Le garçon assistera à la lente décrépitude de ce véritable magicien prêt à tout pour rejoindre une île peuplée d’oiseaux. Quant à Mélusath, il raconte le moment où une actrice quadragénaire appelée Katri fait la rencontre d’un peintre de rue hors pair capable de réaliser des trompe-l’œil si intenses que l’on pourrait s’y perdre. Elle va le présenter à son metteur en scène pour que ce soit lui qui réalise les décors pour leur pièce cruciale, celle qui pourrait bien être la dernière si elle ne rencontre pas le succès. Mais le peintre est amnésique, dit s’appeler Gus et, s’il est un véritable dieu dans son art, il n’en reste pas moins énigmatique et vraisemblablement malade.
Au travers de ces trois romans se dégage une harmonie parfaite, comme je le disais. Ils ne sautent pas aux yeux, mais les points communs sont évidents lorsque l’on referme le volume, à savoir les rêves et la déliquescence des corps. En bref, Francis Berthelot prend les deux piliers d’une vie sur Terre et s’applique à en faire une poésie morbide, comme une terrible ode à ce qui nous fait avancer et à ce qui nous stoppe brutalement. L’ambiance est souvent misérable, mais c’est ça qui prend aux tripes, bien évidemment. La misère humaine est le moteur de ce roman qui nous souffle. Parce que même les rêves des personnages, qu’ils soient ceux d’un garçon qui se cherche ou d’une actrice qui voudrait jouer un tout autre rôle, sont toujours mélancoliques, d’une mélancolie profonde qui vous glace le sang et vous vide de toute énergie lorsque vous remettez votre marque-page. Et ces rêves qui ne suffisent pas sont couplés avec la vieillesse, le désir interdit, la maladie, le handicap, la mort. Bien sûr qu’on est mal à l’aise la plupart du temps, mais n’est-ce pas la définition d’un excellent livre ? Celui qui est capable de nous transporter, de nous faire ressentir, de nous essorer les entrailles pour nous en vider de tout le jus vital ? Une bonne fois pour toutes, les bons livres ne sont pas tous les livres aux scenarii torchés à la pisse pour faire rire et se sentir bien. Les bons livres touchent à l’essence de la vie, et la vie ce n’est pas drôle. Et surtout, ça s’achève.
Parce que bon sang, que ce livre est foutrement bien écrit. Ce qu’on retient tout de suite, c’est une langue riche, cette profusion de mots rares savamment employés qui coulent aussi facilement que les peurs et interrogations des personnages eux-mêmes. On retient aussi les accumulations, les virgules dont Berthelot est friand, mais ce serait tellement réducteur de s’en contenter. Le truc, c’est que si la lecture se fluidifie autant, c’est que les sonorités y sont pour beaucoup. Ça joue dans les phrases, ça sonne, ça rime, ça prend des airs de poésie pure quand on est emporté par notre lecture sans même s’apercevoir qu’on a décroché depuis un bail. C’est ça, le truc. Quand la poésie décompose un style pour en balayer l’intellectuel pédant qui pourrait s’y cacher. Ici, la sophistication ne sert pas à en mettre plein la vue et assoir une quelconque place dans le milieu de la littérature. Ici, ça sert juste à faire passer les émotions. C’est ni plus ni moins ce pourquoi la littérature est faite. C’est ce qui explique notre besoin de littérature ou de toutes formes d’art dans nos vies. Parce que ça apaise. Une fois de plus, Le Rêve du démiurge, par son fond et sa forme, touche à l’essence même de notre existence.
Que dire de plus, bordel ?
Lisez-le.
Le rêve du démiurge - Intégrale 1/3, Francis Berthelot. Dystopia/Le Bélial’, novembre 2015. 464 p, 25 €
Sur le site de l’éditeur