Il y a des tas de petits moments frustrants dans la vie, tout le monde le sait. Ce n’est jamais très agréable de se taper une scène au cinéma où le héros se retrouve bloqué comme un naze derrière une porte juste parce qu’il ne sait pas courir assez vite. Pas agréable non plus de se préparer minutieusement à un départ en vacances pour s’apercevoir une fois dans l’avion qu’on a oublié son chargeur de portable. Lire un livre et passer de la page 67 à la page 136 en comprenant qu’il manque quelques cahiers. Oui, bien sûr, tout ça est un peu fâcheux. Mais il n’y a rien qui ressemble plus à une purge anale que la frustration de trouver un livre sensationnel et de se trouver incapable de le conseiller, de répandre la bonne parole autour de soi. C’est le libraire qui parle, évidemment, mais comprenez : comment conseiller à tour de bras un roman basé sur le consumérisme, le fétichisme, la paraphilie, les MST et le cannibalisme ? Si quelqu’un a le truc, qu’il se manifeste.
David, on t’aime bien. On t’aime beaucoup, même. Mais ton truc, là, il est génialement invendable. Sauf pour tes fans, je suis d’accord. Mais le jour où j’en croise dans mon coin, je leur fais des câlins interminables. Je vais tâcher de faire un effort ici. Commençons par le début. Consumés est un savant mélange entre littérature et polar écrit comme un film d’auteur. On y suit deux photoreporters appelés Nathan et Naomi dont chacun a sa spécialité. Le reportage criminel pour Naomi et la médecine pour Nathan. Les deux s’aiment – disons, à leur manière – et ne se croisent que rarement, quand leurs missions autour du monde leur permettent de se retrouver dans un hôtel d’une capitale quelconque. En ce moment, Naomi enquête sur une sordide affaire parisienne touchant un couple d’éminents philosophes nationaux, dont l’épouse est retrouvée assassinée et cuisinée. Le mari, lui, est bien loin à présent, au Japon semblerait-il. De son côté, Nathan rencontre un douteux médecin hongrois et la patiente que celui-ci traite pour un cancer du sein. Il ne tombe pas vraiment amoureux, c’est juste qu’il aime coucher avec elle. C’est probablement le fait qu’elle soit très malade qui l’excite. C’est surtout son immunodéficience qui la rend atteinte d’une MST disparue depuis quelques dizaines d’années. Nathan s’envole donc pour le Canada, rencontrer le spécialiste mondial retraité depuis longtemps, pendant que Naomi arrange un entretien avec le philosophe cannibale reclus au Japon. C’est de ces deux endroits que les deux histoires vont commencer à se télescoper. Bien sûr, tout n’est jamais simple.
Et là, bienvenue dans l’univers de David Cronenberg, le même que ses films déroutants et poisseux comme eXistenZ ou La Mouche, un univers composé de tout ce que j’ai cité précédemment et capables de foutre mal à l’aise les plus coriaces d’entre nous. Ici, l’intrigue devient presque minoritaire à côté de la vie complètement anormale des deux amants. Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est surtout leur consumérisme. Nathan et Naomi sont des fanatiques hardcore de technologie, en particulier quand ça s’applique à la photographie. Ils se sentent bien quand ils possèdent, ils se sentent encore mieux quand ils achètent. Le résultat, c’est qu’on se prend une sacrée volée de termes techniques, de marques, de descriptifs techniques et presque de modes d’emploi à toutes les sauces, tout le temps, jusqu’à la nausée. On pourrait presque taxer Cronenberg d’écrivain vendu comme panneau publicitaire, mais c’est faux. C’est simplement la vie quotidienne de ses personnages complètement obsédés par le matériel. Et quand on a compris ça, on a tout compris. Son livre est un roman dont le sujet principal deviendrait presque les obsessions en tout genre, même si ce n’était peut-être pas celui prévu à la base. On a de l’obsession pour le corps, pour le sexe, pour la renommée, pour la mort, pour la philosophie… Tous les personnages sont obsédés par une chose, tantôt classique, tantôt déviante. Bon d’accord, souvent déviante.
Il est quand même bon d’ajouter que si Consumés est le premier roman de David Cronenberg, ce n’est probablement pas son coup d’essai en terme d’écriture. Je veux dire par là que son style, sans révolutionner quoi que ce soit et en restant assez classique, est tout à fait délicieux. Au final, son style passe par ce qu’il dit et la psychologie torturée de ses personnages, pas vraiment par le choix de mots. Mais saluons tout de même un roman très bien écrit (et traduit ?) qu’on a plaisir à dévorer comme un paquet de biscuits saveur choucroute lyophilisée. L’intrigue a beau être secondaire, finalement, elle reste sacrément bien fichue. Cronenberg maîtrise tout du début à la fin, et c’est ça qui compte.
En bref, ce roman est un sacré truc à lire en ce moment pour peu que vous ayez le cœur bien accroché. C’est une découverte formidable à conseiller à tous les aventuriers du quotidien, les têtes brûlées de la lecture, les dépravés de la culture. Ou simplement à ceux qui voudraient considérablement augmenter leur vocabulaire. En refermant Consumés, vous repartirez blindés pour un repas avec votre cousin photographe ou pour une soirée Scrabble avec Mamie. « Apotemnophilie » est peut-être difficile à placer, mais la vérification dans le dictionnaire vaudra le détour, garanti.
Consumés, David Cronenberg. Gallimard, janvier 2016. 384 p. 21€
Sur le site de l'éditeur
David, on t’aime bien. On t’aime beaucoup, même. Mais ton truc, là, il est génialement invendable. Sauf pour tes fans, je suis d’accord. Mais le jour où j’en croise dans mon coin, je leur fais des câlins interminables. Je vais tâcher de faire un effort ici. Commençons par le début. Consumés est un savant mélange entre littérature et polar écrit comme un film d’auteur. On y suit deux photoreporters appelés Nathan et Naomi dont chacun a sa spécialité. Le reportage criminel pour Naomi et la médecine pour Nathan. Les deux s’aiment – disons, à leur manière – et ne se croisent que rarement, quand leurs missions autour du monde leur permettent de se retrouver dans un hôtel d’une capitale quelconque. En ce moment, Naomi enquête sur une sordide affaire parisienne touchant un couple d’éminents philosophes nationaux, dont l’épouse est retrouvée assassinée et cuisinée. Le mari, lui, est bien loin à présent, au Japon semblerait-il. De son côté, Nathan rencontre un douteux médecin hongrois et la patiente que celui-ci traite pour un cancer du sein. Il ne tombe pas vraiment amoureux, c’est juste qu’il aime coucher avec elle. C’est probablement le fait qu’elle soit très malade qui l’excite. C’est surtout son immunodéficience qui la rend atteinte d’une MST disparue depuis quelques dizaines d’années. Nathan s’envole donc pour le Canada, rencontrer le spécialiste mondial retraité depuis longtemps, pendant que Naomi arrange un entretien avec le philosophe cannibale reclus au Japon. C’est de ces deux endroits que les deux histoires vont commencer à se télescoper. Bien sûr, tout n’est jamais simple.
Et là, bienvenue dans l’univers de David Cronenberg, le même que ses films déroutants et poisseux comme eXistenZ ou La Mouche, un univers composé de tout ce que j’ai cité précédemment et capables de foutre mal à l’aise les plus coriaces d’entre nous. Ici, l’intrigue devient presque minoritaire à côté de la vie complètement anormale des deux amants. Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est surtout leur consumérisme. Nathan et Naomi sont des fanatiques hardcore de technologie, en particulier quand ça s’applique à la photographie. Ils se sentent bien quand ils possèdent, ils se sentent encore mieux quand ils achètent. Le résultat, c’est qu’on se prend une sacrée volée de termes techniques, de marques, de descriptifs techniques et presque de modes d’emploi à toutes les sauces, tout le temps, jusqu’à la nausée. On pourrait presque taxer Cronenberg d’écrivain vendu comme panneau publicitaire, mais c’est faux. C’est simplement la vie quotidienne de ses personnages complètement obsédés par le matériel. Et quand on a compris ça, on a tout compris. Son livre est un roman dont le sujet principal deviendrait presque les obsessions en tout genre, même si ce n’était peut-être pas celui prévu à la base. On a de l’obsession pour le corps, pour le sexe, pour la renommée, pour la mort, pour la philosophie… Tous les personnages sont obsédés par une chose, tantôt classique, tantôt déviante. Bon d’accord, souvent déviante.
Il est quand même bon d’ajouter que si Consumés est le premier roman de David Cronenberg, ce n’est probablement pas son coup d’essai en terme d’écriture. Je veux dire par là que son style, sans révolutionner quoi que ce soit et en restant assez classique, est tout à fait délicieux. Au final, son style passe par ce qu’il dit et la psychologie torturée de ses personnages, pas vraiment par le choix de mots. Mais saluons tout de même un roman très bien écrit (et traduit ?) qu’on a plaisir à dévorer comme un paquet de biscuits saveur choucroute lyophilisée. L’intrigue a beau être secondaire, finalement, elle reste sacrément bien fichue. Cronenberg maîtrise tout du début à la fin, et c’est ça qui compte.
En bref, ce roman est un sacré truc à lire en ce moment pour peu que vous ayez le cœur bien accroché. C’est une découverte formidable à conseiller à tous les aventuriers du quotidien, les têtes brûlées de la lecture, les dépravés de la culture. Ou simplement à ceux qui voudraient considérablement augmenter leur vocabulaire. En refermant Consumés, vous repartirez blindés pour un repas avec votre cousin photographe ou pour une soirée Scrabble avec Mamie. « Apotemnophilie » est peut-être difficile à placer, mais la vérification dans le dictionnaire vaudra le détour, garanti.
Consumés, David Cronenberg. Gallimard, janvier 2016. 384 p. 21€
Sur le site de l'éditeur