La famille, quel poids. Attention, je n’ai pas dit « plaie », et nous pouvons tous avoir la chance d’aimer notre famille. Je parle de poids social, de chape énorme dans la construction de notre personnalité, de toutes ces angoisses et tous ces petits malaises que l’on se traîne pour toujours et qui remontent à une époque si précoce de notre existence qu’elle en donnerait une gaule monstrueuse à Freud. La famille c’est sacré, c’est tabou et c’est souvent un beau bordel, particulièrement dans le polar. Dans le lot de figures torturées, on trouvera le fils absorbé dans l’ombre du père, l’absence de figure maternelle ou paternelle, le viol de tonton ou le frère disparu, que sais-je, et c’est quand même vachement pratique quand on ne sait pas quoi faire pour donner de la profondeur au personnage. La fêlure mentale est nécessaire pour un roman noir, évidemment, mais pas mal de stratagèmes nous font sortir du roman aussi promptement qu’un suppo dans une diarrhée, et ce n’est pas agréable du tout. À l’inverse, le roman dont on va parler aujourd’hui est l’exact opposé : un roman noir intense, centré sur une famille torturée et pourtant crédible comme pas permis. Alors marquez la page de votre Chandler, foutez votre Coben aux ordures et ouvrez grand vos oreilles parce qu’aujourd’hui, on va parler de Bull Mountain.
On est aux Etats-Unis, dans une dense montagne de Georgie. Là, c’est la famille Burroughs qui règne en maître. D’abord fabricants d’alcool clandestins puis producteurs de marijuana à l’ombre des arbres centenaires, les Burroughs sont pleins de ressources et bien mal leur en a pris. Disons pour faire court que l’histoire familiale est plutôt chargée. Seulement, aujourd’hui, Clayton est le dernier rejeton et il a voulu s’extraire du carcan en devenant shérif à défaut d’autre candidat, mais n’endigue pas tant que ça l’empire de son frère aîné. Par faiblesse, sûrement. Parce qu’il est trop gentil, aussi. Cela fait de lui l’interlocuteur parfait pour l’agent Simon Holly qui ne se contente pas de ses exploits passés au sein de l’A.T.F. (agence fédérale bossant sur les trafics d’alcool, de cigarettes et armes à feu) et qui préfère s’attaquer à du lourd. Son but, démanteler l’empire Burroughs. Quant à son plan, il est plutôt simple et consiste à confier à Clayton un message pour son frère. Une proposition, à vrai dire. Balancer ses fournisseurs d’armes en échange d’une retraite méritée. Est-ce que Halford Burroughs l’entendra de cette oreille, ça reste à voir.
La famille, le carcan, l’héritage lourd et l’alcoolisme, revu et revu, encore une fois. Mais si « Et mon cul c’est du polar » veut bien vous apprendre une chose, c’est de ne pas aller trop vite en besogne. Ce bouquin est un excellent bouquin. Bien sûr il y a des codes, mais à l’instar de l’oppression familiale, il est extrêmement difficile de renier les codes quand on veut écrire un roman noir, tout simplement parce que la classification d’un roman que l’on qualifiera de « roman noir » se fait sur la base de ces codes, et un roman noir ne sera jamais une histoire basée sur un monde où tout le monde est parfait et élève des licornes. Dans ce cas, soit tout va bien et c’est de la « jeunesse », soit un héros trouve ça louche et c’est du « thriller fantastique ». Voyez ? Tout ça pour dire que Bull mountain est codifié, mais intelligemment. C’est au service d’une intrigue qui va bien au-delà de l’enquête policière palpitante quoique éculée ou de la saga familiale mélodramatico-chiante.
En gros, ce qui tient en haleine, c’est un peu l’écriture, la véracité des dialogues et surtout, surtout la structure. On se balade entre passé et présent, et Clayton Burroughs est loin d’être le seul personnage principal au sens traditionnel du terme – ce serait même plutôt la forêt – tout ça pour qu’on découvre l’horreur de cette famille, dans un ordre parfaitement choisi pour avoir en tête toutes les implications au moment opportun. On change successivement d’opinion à propos des personnages en fonction de leur évocation par d’autres et de ce que l’on découvre directement en lisant leur aventure, par exemple. Ça change radicalement en fonction de qui regarde. Sans compter qu’on croit lire un roman noir sans « coupable » ni suspense autre que l’évolution des évènements, au début. Avant de réaliser de plus en plus que… merde, il se passe un autre truc et qu’on a peur de comprendre. Une dimension nouvelle à un roman déjà foutrement bien maîtrisé. Comme si on allait au ciné voir une comédie potache mais bien faite, et qu’au bout d’une heure on s’apercevait que l’humour a disparu depuis plus de trente minutes et que nos doigts sont crispés sur les accoudoirs. Un régal.
Vous le comprendrez vous-mêmes, je me retiens d’en dire trop parce que Bull mountain est ce genre de livre. C’est une recette à base d’ingrédients qu’on aime, qu’on croyait réunis simplement pour nous satisfaire et qui a finalement pour but de nous surprendre de façon violente. Une recette qu’on garde pour les grandes occasions, un repas qui dure des heures, où l’on peine à avaler et encore plus à digérer tout en ayant envie de recommencer au plus vite. Et ne croyez pas que je recommence un laïus sur la famille, hein. Ici, on ne parle que de littérature.
… Bien rattrapé.
Bull mountain, Brian Panowich. Actes Sud, mars 2016. 336 p, 22,50 €.
Sur le site de l’éditeur
On est aux Etats-Unis, dans une dense montagne de Georgie. Là, c’est la famille Burroughs qui règne en maître. D’abord fabricants d’alcool clandestins puis producteurs de marijuana à l’ombre des arbres centenaires, les Burroughs sont pleins de ressources et bien mal leur en a pris. Disons pour faire court que l’histoire familiale est plutôt chargée. Seulement, aujourd’hui, Clayton est le dernier rejeton et il a voulu s’extraire du carcan en devenant shérif à défaut d’autre candidat, mais n’endigue pas tant que ça l’empire de son frère aîné. Par faiblesse, sûrement. Parce qu’il est trop gentil, aussi. Cela fait de lui l’interlocuteur parfait pour l’agent Simon Holly qui ne se contente pas de ses exploits passés au sein de l’A.T.F. (agence fédérale bossant sur les trafics d’alcool, de cigarettes et armes à feu) et qui préfère s’attaquer à du lourd. Son but, démanteler l’empire Burroughs. Quant à son plan, il est plutôt simple et consiste à confier à Clayton un message pour son frère. Une proposition, à vrai dire. Balancer ses fournisseurs d’armes en échange d’une retraite méritée. Est-ce que Halford Burroughs l’entendra de cette oreille, ça reste à voir.
La famille, le carcan, l’héritage lourd et l’alcoolisme, revu et revu, encore une fois. Mais si « Et mon cul c’est du polar » veut bien vous apprendre une chose, c’est de ne pas aller trop vite en besogne. Ce bouquin est un excellent bouquin. Bien sûr il y a des codes, mais à l’instar de l’oppression familiale, il est extrêmement difficile de renier les codes quand on veut écrire un roman noir, tout simplement parce que la classification d’un roman que l’on qualifiera de « roman noir » se fait sur la base de ces codes, et un roman noir ne sera jamais une histoire basée sur un monde où tout le monde est parfait et élève des licornes. Dans ce cas, soit tout va bien et c’est de la « jeunesse », soit un héros trouve ça louche et c’est du « thriller fantastique ». Voyez ? Tout ça pour dire que Bull mountain est codifié, mais intelligemment. C’est au service d’une intrigue qui va bien au-delà de l’enquête policière palpitante quoique éculée ou de la saga familiale mélodramatico-chiante.
En gros, ce qui tient en haleine, c’est un peu l’écriture, la véracité des dialogues et surtout, surtout la structure. On se balade entre passé et présent, et Clayton Burroughs est loin d’être le seul personnage principal au sens traditionnel du terme – ce serait même plutôt la forêt – tout ça pour qu’on découvre l’horreur de cette famille, dans un ordre parfaitement choisi pour avoir en tête toutes les implications au moment opportun. On change successivement d’opinion à propos des personnages en fonction de leur évocation par d’autres et de ce que l’on découvre directement en lisant leur aventure, par exemple. Ça change radicalement en fonction de qui regarde. Sans compter qu’on croit lire un roman noir sans « coupable » ni suspense autre que l’évolution des évènements, au début. Avant de réaliser de plus en plus que… merde, il se passe un autre truc et qu’on a peur de comprendre. Une dimension nouvelle à un roman déjà foutrement bien maîtrisé. Comme si on allait au ciné voir une comédie potache mais bien faite, et qu’au bout d’une heure on s’apercevait que l’humour a disparu depuis plus de trente minutes et que nos doigts sont crispés sur les accoudoirs. Un régal.
Vous le comprendrez vous-mêmes, je me retiens d’en dire trop parce que Bull mountain est ce genre de livre. C’est une recette à base d’ingrédients qu’on aime, qu’on croyait réunis simplement pour nous satisfaire et qui a finalement pour but de nous surprendre de façon violente. Une recette qu’on garde pour les grandes occasions, un repas qui dure des heures, où l’on peine à avaler et encore plus à digérer tout en ayant envie de recommencer au plus vite. Et ne croyez pas que je recommence un laïus sur la famille, hein. Ici, on ne parle que de littérature.
… Bien rattrapé.
Bull mountain, Brian Panowich. Actes Sud, mars 2016. 336 p, 22,50 €.
Sur le site de l’éditeur