« Le Garçon avait huit ans lorsqu’il apprit la haine. »
J’ai pleuré. Bordel, je vous jure que mes yeux ont coulé d’un coup. Lisais-je enfin un bon roman, un roman bien écrit ? Serait-ce possible ?
Oui, chers amis. C’est possible.
Je calme ma joie trente secondes le temps de faire un rapide résumé et planter le sombre décor de Cassandra. Boo et Junior sont deux meilleurs amis depuis l’orphelinat. Deux beaux bébés tatoués de plus de cent kilos chacun, vigiles dans des boîtes et clubs de Boston, là où ils peuvent décrocher un contrat. Ce ne sont ni des intellectuels ni des tombeurs, mais ils ont le mérite de ne pas trop mal s’en sortir, vu leur départ dans la vie. C’est ce qu’ils se disent. Un soir cependant, alors que Boo vient de nettoyer des ordures balancées par un con de plus, il reçoit la visite d’une femme trop propre sur elle pour être de son milieu. Ce qu’elle dit est aberrant, son employeur leur promet vingt-cinq mille dollars s’ils retrouvent sa fille disparue depuis quelques jours. Boo et Junior ne sont pas flics, pas démesurément futés mais acceptent quand même. D’abord pour l’argent, mais d’autres raisons semblent motiver Boo à mesure que leur enquête avance. Des raisons liées à ce qu’il a vécu avant l’orphelinat, à ce qui l’a marqué pour toujours. Physiquement et mentalement.
De base, tout ça appelle franchement à l’exploration des bas-fonds de Boston. S’ils ne savent pas pourquoi on les a choisis, eux, pour ce boulot, les deux amis se préparent à faire ce qu’ils savent faire le mieux : jouer les brutes. Et si dès le départ l’ambiance dans laquelle vivent Boo et Junior pue l’alcool et l’insécurité, on ne peut pas s’empêcher d’être surpris par la tournure affreuse que prennent les évènements. Jouer les brutes, ça va pour effrayer les jeunes abrutis qui essaient de rentrer dans une boîte pour emmerder les nanas, mais pour ce qu’ils vont découvrir, il faudra un peu plus que ça. C’est ça qui fait l’essence de ce roman, ce sont ses deux personnages principaux. Boo et Junior, c’est un mélange savant du bon et du mauvais, finalement. La force brute au service de la justice. Ils aiment bien cogner, ils aiment beaucoup cogner mais pas sans raison, et c’est ce qui fait qu’ils en sont là aujourd’hui, d’ailleurs. Et ce côté obscur qui leur va si bien… C’est un peu plus difficile à dire pour Junior puisque c’est Boo le narrateur, mais ce qu’on lit entre les lignes fait un peu peur. Son passé, je veux dire. On en a des flashes au prologue, on en a de vagues indications à droite et à gauche quand il parle de ses cicatrices ou qu’on le sent prêt à tuer pour avoir des informations sur une certaine Emily. Rien de bon.
Ca doit se sentir un peu, à quel point je me retiens d’en dire trop, hein ? Si je pouvais lâcher quelques indices sur les milieux qu’ils vont découvrir, je dirais pas mal des mots-clefs qu’on peu trouver dans un bon numéro d’Enquête Exclusive : drogue, marché noir, pédopornographie, mafia, snuff movies, tout ça, tout ça. Des trucs qui donnent bien envie. Et face auxquels on sait rarement comment nous, on réagirait.
Et au final, il faut avoir de la merde dans les yeux ou ne pas savoir lire autre chose que du Lévy pour ne pas réaliser que ce roman est un putain d’excellent roman noir. Le vrai, le Roman Noir. La part qu’occupe la psychologie des personnages est énorme compte tenu de ce qu’ils ont traversé et de ce qu’ils se prennent dans la tronche aujourd’hui, le monde est dépeint dans toute son horreur et c’est obligé de nous parler, même si on n’a jamais foutu les pieds dans ces milieux. Et puis l’intrigue ne s’arrête pas au bête schéma narratif que l’on apprend aux gosses pour leurs rédactions sur leurs vacances ou leurs rêves de la nuit dernière dans lesquels ils faisaient caca sur un dragon, mais dont beaucoup d’auteurs contemporains n’ont visiblement jamais su s’affranchir. Il y a des rebondissements qui nous réjouissent, d’autres qui nous mettent instantanément mal à l’aise, et sûr que la conclusion ne sera jamais celle à laquelle on s’attendait. Si on s’attendait à ce qu’il y en ait une, bien sûr, puisque – vous verrez – Cassandra nous donne parfois le sentiment que l’histoire est finie. Et c’est quand on se détend et qu’on se demande comment il peut rester une centaine de pages après ça qu’on angoisse et qu’on jubile. C’est donc comme ça qu’au fur et à mesure, le roman se tord de plus en plus, devient de plus en plus complexe, tout ça pour illustrer une descente aux enfers progressive de tous nos personnages. Une sale descente.
Je ne peux dire qu’une chose, précipitez-vous sur Cassandra. Ruez-vous sur toute la collection Neo Noir de toute manière, et laissez-vous transpercer par la violence des abîmes de l’Amérique, par la cruauté innée du genre humain, pleurez votre innocence regrettée, méditez à propos de tout ça quand vous refermerez le livre et que vous réaliserez que les choses les meilleures sont souvent les plus pénibles. Et écoutez les Dropkick Murphys, aussi. Parce que c’est bien de savoir de quoi on parle quand on les cite dans un livre. Et puis parce que c’est un putain de bon groupe, aussi. Si je réussis aujourd’hui à faire découvrir à la fois Cassandra et les Dropkick, je pourrais me coucher comme le plus heureux des prescripteurs invisibles.
Cassandra, Todd Robinson. Gallmeister, août 2015. 384 p, 17,50 €
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