Nous y voilà. « Enfin », « déjà », que dire à propos de cet énième évènement éditorial sans queue ni tête, ni aucune utilité commerciale qu’est la sacro-sainte Rentrée Littéraire ? Que celui qui, la première fois, a décrété que tabasser le lecteur d’environ 600 titres différents en à peine plus de deux mois répondait à une augmentation notable du pouvoir d’achat saisonnière et régulière soit fessé en public, et que ceux qui ont approuvé regardent attentivement avant d’y passer à leur tour. Car certes, à part vendre à intervalles réguliers du Nothomb et du Khadra à un public formaté pour ne ressentir le manque de son marronnier préféré qu’un an pile après la sortie du dernier, vous conviendrez que le procédé manque de jugeote. A mon humble avis, la rentrée – ou toute autre période fixe – devrait servir à écouler une bonne partie des stocks de têtes d’affiches bankables et laisser leur chance aux excellents inconnus de pouvoir se démarquer plus tard au lieu de s’y noyer. Mais ce n’est pas grave, il reste encore les libraires, ces super-héros incompris pour se la farcir, tenter de s’y retrouver, mettre les cinq tonnes de petites ramettes de papier en avant en ruinant leur santé au fil des mois, oui, il reste les libraires pour orienter les masses et les conseiller dans le choix d’un cadeau pour une amie qui aime la très bonne littérature avant que lesdites foules ne décident d’écouter sans tenir compte et de se rabattre sur l’achat du dernier Jean d’Ormesson. « Je sais que ça lui plaira ! ».
Mais revenons à ce qui nous réunit ici. Avec Demande, et tu recevras de Sam Lipsyte, je vous avais parlé d’un livre qui concilie le polar avec quelque chose de plus, quelque chose qui apporte une sorte de « cachet transgenre » si les branlettes lexicales vous excitent. Ce sera aussi le cas aujourd’hui, avec Monarques, du Français Sébastien Rutés et du Mexicain Juan Hernández Luna, pour des raisons que je vous ferai l’honneur d’expliquer. Mais oui.
Un petit point sur l’histoire, pour commencer. Monarques débute comme un roman épistolaire à la fin de l’année 1936. Augusto Solís, un artiste mexicain dont le travail consiste à réaliser des affiches pour le cinéma ou pour des combats de lucha libre – le nouveau sport émergeant à Mexico – envoie une lettre en date du 23 octobre à une actrice allemande, résidant alors en France, du nom de Loreleï. Les deux sortent d’une idylle de plusieurs mois et, face à l’absence de réponse de la dizaine de lettres qu’il lui a fait parvenir, Solís lui ouvre d’autant plus son cœur dans l’espoir que revienne la jeune femme. Contre toute attente, la réponse émane d’un parisien appelé Jules Daumier, qui vient d’emménager avec sa mère dans l’appartement de la Loreleï en question, et s’excuse auprès de Solís que sa lettre n’ait pas atteint son but. Aussitôt, les deux inconnus se lient d’amitié à travers cette correspondance, échangent à propos du catch et de la situation géopolitique – Daumier est un communiste convaincu travaillant pour L’Humanité – jusqu’à ce qu’ils trouvent une quête commune : retrouver Loreleï. Daumier enquête à Paris pendant que Solís tâche de lui expliquer qui elle est et de relier les pièces du puzzle. Car rien de ce que Daumier lui raconte ne correspond à la vision de sa Loreleï, elle qui disparaît quelques semaines pour ensuite s’exhiber au Vel’ d’Hiv au bras d’un officier du renseignement nazi, elle qui a changé de couleur de cheveux, elle qui recevait à la nuit tombée la visite de femmes déguisées en hommes dans son appartement… L’enquête menée par les deux amateurs fera écho aux évènements majeurs à l’aube de la Seconde guerre mondiale, à travers deux continents et deux cultures différentes, et influera considérablement sur leurs vies à un point qu’ils n’auraient pas pu envisager.
Ainsi donc, ce roman est une superbe trouvaille qui plaira aux amateurs de polar, pour la simple et bonne raison que… eh bien, ça y ressemble franchement. J’ai commencé Monarques en m’attendant à lire de bout en bout un roman épistolaire et ne passer un excellent moment que parce que cet échange est d’une épatante qualité. En fin de compte, je l’ai refermé avec la drôle d’impression d’avoir lu un polar historique malheureusement « trop bon » ou « trop littéraire », encore une fois, pour être publié dans une collection de polar. Le vrai plus de ce roman, c’est bien ça. Les personnages de Solís et Daumier sont des personnages vivant pleinement dans leur époque de chamboulement sociopolitique, vivent la montée du front populaire et l’apparition des congés payés, se racontent la tentative d’assassinat de Jaurès sous le coup de l’émotion, ils n’ont ni recul par rapport à l’histoire ni certitudes concernant leur avenir. Et rajoutons à cela l’absence de narrateur, peu importe qu’il fût omniscient ou non. Les deux amis vivent les évènements et se les écrivent comme deux amis qui se donnent des nouvelles, ce qui enlève le côté « troisième personne emmerdant » qui aurait plus fait de ce roman un essai historique déguisé, et ce qui aurait été fort dommage. Non, on est pleinement embarqué là-dedans et peu importe qu’on soit un passionné d’histoire ou un reliquat de 6/20 au bac. Bon, et puis il n’y a pas que les évènements purement factuels qu’on retrouve dans les manuels. Oui, il y a le gouvernement Jaurès et la rafle du Vel’ d’Hiv, mais les personnages ne sont pas que des spectateurs au final. C’est leur quête de Loreleï qui va les pousser à prendre part à tel ou tel évènement, notamment la production de Blanche-Neige et les sept nains qui prend une place énorme dans l’intrigue et joue sur la réputation ambigüe de Walt Disney pendant la Seconde guerre mondiale. Ça a des airs de polar historique, vraiment.
Et au-delà de ça, il y a une réflexion bien plus profonde sur la mémoire et le souvenir. Ça commence par Solís qui vit dans le souvenir de Loreleï et qui tente de se souvenir qui elle était pour faciliter ses recherches par Daumier, ou juste pour apaiser sa douleur, sans doute un peu des deux, mais il s’est aussi construit sur le souvenir terrible de son père lui forçant à tuer un veau et le reniant ensuite lorsqu’il n’en a pas été capable. Daumier aussi vit dans l’ombre de son père qui lui a transmis ses convictions politiques et dans les pas de qui il tente de marcher, malgré lui. Mais le plus important se passe après. Des trois parties qui constituent ce livre, la dernière est consacrée à un échange de mails entre les descendants respectifs de Jules et d’Augusto. Car comme pour la plupart des familles, la guerre crée des trous dans l’histoire personnelle, des vides que certains cherchent à combler, au moins pour comprendre. Et c’est le cas de Daniel et Nieves, qui s’efforcent de retrouver les morceaux de vie de leurs ancêtres à travers les traces qu’a laissées leur aventure. Encore une fois, c’est eux-mêmes qu’ils cherchent, d’où ils viennent et pour cela, il leur faudra trouver qui étaient leurs grands-parents.
En résumé, Monarques est le récit fascinant d’une odyssée historique mêlant personnages réels et fictifs, évènements inoubliables comme plus méconnus, histoires d’amour et désillusions, tout ce qui aurait pu faire un livre de très mauvais goût s’il n’avait pas été porté par des styles aussi précis et délicieux, et un sens du récit absolument captivant. Alors oui, je continuerai de râler sur la Rentrée aussi longtemps que je lirai, mais comme pour tout, il faut garder à l’esprit que l’espoir est permis. Et qu’heureusement, les éditeurs ne travaillent pas toujours que pour manger à la fin du mois. Merci.
Monarques, Sébastien Rutés & Juan Hernández Luna. Albin Michel, août 2015. 384 p, 21.50 €
Sur le site de l’éditeur
Mais revenons à ce qui nous réunit ici. Avec Demande, et tu recevras de Sam Lipsyte, je vous avais parlé d’un livre qui concilie le polar avec quelque chose de plus, quelque chose qui apporte une sorte de « cachet transgenre » si les branlettes lexicales vous excitent. Ce sera aussi le cas aujourd’hui, avec Monarques, du Français Sébastien Rutés et du Mexicain Juan Hernández Luna, pour des raisons que je vous ferai l’honneur d’expliquer. Mais oui.
Un petit point sur l’histoire, pour commencer. Monarques débute comme un roman épistolaire à la fin de l’année 1936. Augusto Solís, un artiste mexicain dont le travail consiste à réaliser des affiches pour le cinéma ou pour des combats de lucha libre – le nouveau sport émergeant à Mexico – envoie une lettre en date du 23 octobre à une actrice allemande, résidant alors en France, du nom de Loreleï. Les deux sortent d’une idylle de plusieurs mois et, face à l’absence de réponse de la dizaine de lettres qu’il lui a fait parvenir, Solís lui ouvre d’autant plus son cœur dans l’espoir que revienne la jeune femme. Contre toute attente, la réponse émane d’un parisien appelé Jules Daumier, qui vient d’emménager avec sa mère dans l’appartement de la Loreleï en question, et s’excuse auprès de Solís que sa lettre n’ait pas atteint son but. Aussitôt, les deux inconnus se lient d’amitié à travers cette correspondance, échangent à propos du catch et de la situation géopolitique – Daumier est un communiste convaincu travaillant pour L’Humanité – jusqu’à ce qu’ils trouvent une quête commune : retrouver Loreleï. Daumier enquête à Paris pendant que Solís tâche de lui expliquer qui elle est et de relier les pièces du puzzle. Car rien de ce que Daumier lui raconte ne correspond à la vision de sa Loreleï, elle qui disparaît quelques semaines pour ensuite s’exhiber au Vel’ d’Hiv au bras d’un officier du renseignement nazi, elle qui a changé de couleur de cheveux, elle qui recevait à la nuit tombée la visite de femmes déguisées en hommes dans son appartement… L’enquête menée par les deux amateurs fera écho aux évènements majeurs à l’aube de la Seconde guerre mondiale, à travers deux continents et deux cultures différentes, et influera considérablement sur leurs vies à un point qu’ils n’auraient pas pu envisager.
Ainsi donc, ce roman est une superbe trouvaille qui plaira aux amateurs de polar, pour la simple et bonne raison que… eh bien, ça y ressemble franchement. J’ai commencé Monarques en m’attendant à lire de bout en bout un roman épistolaire et ne passer un excellent moment que parce que cet échange est d’une épatante qualité. En fin de compte, je l’ai refermé avec la drôle d’impression d’avoir lu un polar historique malheureusement « trop bon » ou « trop littéraire », encore une fois, pour être publié dans une collection de polar. Le vrai plus de ce roman, c’est bien ça. Les personnages de Solís et Daumier sont des personnages vivant pleinement dans leur époque de chamboulement sociopolitique, vivent la montée du front populaire et l’apparition des congés payés, se racontent la tentative d’assassinat de Jaurès sous le coup de l’émotion, ils n’ont ni recul par rapport à l’histoire ni certitudes concernant leur avenir. Et rajoutons à cela l’absence de narrateur, peu importe qu’il fût omniscient ou non. Les deux amis vivent les évènements et se les écrivent comme deux amis qui se donnent des nouvelles, ce qui enlève le côté « troisième personne emmerdant » qui aurait plus fait de ce roman un essai historique déguisé, et ce qui aurait été fort dommage. Non, on est pleinement embarqué là-dedans et peu importe qu’on soit un passionné d’histoire ou un reliquat de 6/20 au bac. Bon, et puis il n’y a pas que les évènements purement factuels qu’on retrouve dans les manuels. Oui, il y a le gouvernement Jaurès et la rafle du Vel’ d’Hiv, mais les personnages ne sont pas que des spectateurs au final. C’est leur quête de Loreleï qui va les pousser à prendre part à tel ou tel évènement, notamment la production de Blanche-Neige et les sept nains qui prend une place énorme dans l’intrigue et joue sur la réputation ambigüe de Walt Disney pendant la Seconde guerre mondiale. Ça a des airs de polar historique, vraiment.
Et au-delà de ça, il y a une réflexion bien plus profonde sur la mémoire et le souvenir. Ça commence par Solís qui vit dans le souvenir de Loreleï et qui tente de se souvenir qui elle était pour faciliter ses recherches par Daumier, ou juste pour apaiser sa douleur, sans doute un peu des deux, mais il s’est aussi construit sur le souvenir terrible de son père lui forçant à tuer un veau et le reniant ensuite lorsqu’il n’en a pas été capable. Daumier aussi vit dans l’ombre de son père qui lui a transmis ses convictions politiques et dans les pas de qui il tente de marcher, malgré lui. Mais le plus important se passe après. Des trois parties qui constituent ce livre, la dernière est consacrée à un échange de mails entre les descendants respectifs de Jules et d’Augusto. Car comme pour la plupart des familles, la guerre crée des trous dans l’histoire personnelle, des vides que certains cherchent à combler, au moins pour comprendre. Et c’est le cas de Daniel et Nieves, qui s’efforcent de retrouver les morceaux de vie de leurs ancêtres à travers les traces qu’a laissées leur aventure. Encore une fois, c’est eux-mêmes qu’ils cherchent, d’où ils viennent et pour cela, il leur faudra trouver qui étaient leurs grands-parents.
En résumé, Monarques est le récit fascinant d’une odyssée historique mêlant personnages réels et fictifs, évènements inoubliables comme plus méconnus, histoires d’amour et désillusions, tout ce qui aurait pu faire un livre de très mauvais goût s’il n’avait pas été porté par des styles aussi précis et délicieux, et un sens du récit absolument captivant. Alors oui, je continuerai de râler sur la Rentrée aussi longtemps que je lirai, mais comme pour tout, il faut garder à l’esprit que l’espoir est permis. Et qu’heureusement, les éditeurs ne travaillent pas toujours que pour manger à la fin du mois. Merci.
Monarques, Sébastien Rutés & Juan Hernández Luna. Albin Michel, août 2015. 384 p, 21.50 €
Sur le site de l’éditeur